Dissertation

" La création chez les jeunes d’un sens civique et l’intériorisation de normes collectives est à l’origine du projet de l’école républicaine. A la fin du XIXe siècle, le problème était de jeter les bases d’une conscience nationale qui, avec des petits Auvergnats, des petits Bretons, des petits Savoyards, fasse des petits Français.

Cet objectif est un peu passé au second plan après la Première Guerre mondiale. Non qu’il ait disparu, mais la conviction commune était que l’école " savait faire ".

La question était donc sortie du champ problématique et l’école était passée à un autre objectif, infiniment plus ambitieux, qui était l’égalité des chances. Celui-ci a inspiré l’ensemble des réflexions pédagogiques et politiques depuis les années 30 et surtout depuis la référence emblématique du Plan Langevin-Wallon.

L’ordre des priorités s’est à nouveau inversé dans les années 80. Il semble que la société ait fait sienne le pessimisme de la sociologie critique. L’égalité des chances reste un idéal, mais celui-ci apparaît si lointain qu’elle avance, pour l’immédiat , des exigences infiniment plus concrètes : vérifier que les élèves apprennent quelque chose à l’école et surtout qu’elle leur apporte les bases de la socialisation ordinaire, aussi bien sur le plan de la civilité que sur celui des valeurs morales ".

(JL. Derouet, sociologue, in Le nouveau défi,

article extrait du Monde de l’éducation Décembre 1997).

En commentant les évocations historiques de cet extrait vous étudierez les hypothèses selon lesquelles la morale civique et l’égalité des chances à l’école peuvent aujourd’hui se rattacher aux valeurs de la République, et favoriser la socialisation de l’élève.

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ELEMENTS DE CORRIGE

Le projet national lié aux valeurs de la République est universel non seulement en ce qu’il est destiné à tous les citoyens réunis dans la même nation, mais aussi parce que le dépassement des particularismes par le politique est, en principe, susceptible d’être adopté dans toute société. L’universalité est l’horizon de l’idéologie de la liberté et de l’égalité postulée des citoyens, fondatrice de l’idéal de la nation démocratique. L’universalisme de l’idée républicaine, de la " nation civique " selon Kant combinée avec le particularisme des ethnies à partir desquelles s’est construite la nation, explique l’action de la République, dont les institutions et l’idéologie ont toujours tendu à assimiler les populations à l’identité et à l’unité nationale.

Aristote définit la République comme un État administré par la multitude (par l’ensemble des citoyens), mais en vue de l’intérêt commun (qui comprend aussi l’intérêt de la minorité). Pour Rousseau, la République est l’État constitué par le contrat social ; elle se caractérise par les valeurs d’égalité civile et politique, et par la souveraineté populaire. Le peuple détient le pouvoir fondamental, qui est le pouvoir législatif et chaque citoyen concourt à l’expression de la volonté générale.

En remontant aux fondements de la IIIe République, on peut découvrir les origines du principe d’égalité des chances qui trouvera son aboutissement institutionnel au milieu du XXe siècle. Ses liens avec les valeurs républicaines étaient déjà proclamés par Jules Ferry en 1870 : " Avec l’inégalité d’éducation, je vous défie d’avoir jamais l’égalité des droits, et l’égalité des droits est pourtant le fond même et l’essence de la démocratie ".

L’école républicaine est dans la tradition française à l’origine de la reconstitution permanente du lien social et de l’existence d’une communauté nationale forte et vivante. Les valeurs de l’école ne peuvent donc être, par essence, que celles qui fondent l’adhésion raisonnée à cette communauté et qui sont la liberté, l’égalité et la fraternité. L’école possède-t-elle des valeurs propres ? Existe-t-il une relation entre l’école, les valeurs et la démocratie ? L’école doit-elle transmettre des valeurs ? Et si oui lesquelles ? Cette transmission peut s’articuler autour de valeurs sociales et civiques comme le respect de la personne, la tolérance et la justice ; de valeurs morales comme l’honnêteté , le courage et la sagesse. Mais ne voit-on pas sous l’effet de la crise économique, des valeurs " féminines " d’épanouissement personnel, d’harmonie avec la nature, de recherche du bonheur, dominantes il y a peu, céder le pas, dans les attentes éducatives des familles, devant des valeurs plus " viriles ", de persévérance, de compétition, d’affirmation de soi, appartenant aux enjeux liés à la socialisation de l’élève.

Les valeurs d’égalité, de laïcité, d’unité et de solidarité qui concouraient à l’épanouissement de l’école de la IIIe République ne sont pas aujourd’hui, obsolètes : il convient ici d’en plaider la modernité.

 

I . LE COMPROMIS RÉPUBLICAIN : DE LA CONSTITUTION DE L’ÉTAT-NATION A l’IDÉAL D’ÉGALITÉ DES CHANCES.

L’école traditionnelle s’était organisée à partir d’un compromis républicain : la constitution de l’État-nation, puis la recherche d’un idéal d’égalité des chances. Ce compromis justifiait l’ensemble des décisions de l’école, qu’elles concernent le modèle de socialisation, la nature des savoirs, la définition du mérite ou la manière de sélectionner les meilleurs.

A la base de l’État-nation et des valeurs de la République , il y a l’égalité, soulignée par l’affirmation que " les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits " : et non plus la distinction entre les maîtres et les esclaves, les seigneurs et les paysans, mais le peuple des égaux, le peuple des citoyens.

Dans la conception française de la citoyenneté, selon les valeurs unificatrices de la République, absorber revient à résorber les traits distinctifs. Ce qui explique l’élimination décrétée pendant la Révolution et poursuivie par l’école de la IIIe République, des dialectes et autres parlers régionaux. Le citoyen, façonné par l’école républicaine, ne connaît qu’une seule langue : le français. Le statut de citoyen enracine l’individu dans la nation, de sorte que, par un effet rétroactif, la citoyenneté accroît la fibre nationale de l’élève, solidifie sa nationalité.

Avant l’émergence du principe d’égalité des chances, l’école de Jules Ferry en 1882, représentait une entité source d’unité nationale par la référence à un passé historique, à un panthéon, à une culture commune. Elle avait pour objectif, non seulement de dispenser une idéologie nationale et une mémoire historique communes par le contenu de l’enseignement mais plus profondément de créer un espace fictif, dans lequel les élèves citoyens étaient traités de manière égale, indépendamment de leurs caractéristiques familiales et sociales ou de leurs origines régionales.

On perçoit déjà les prémisses de cette volonté d’instaurer l’égalité des chances, au premier tiers du XIXe siècle, avec la vision saint-simonienne qui prétendait à " l’extinction du paupérisme ". Mais, l’évolution économique et sociale n’a pas répondu à cette attente : l’exode rural a appauvri les campagnes et développé une pauvreté urbaine dont l’œuvre de Zola témoigne encore aujourd’hui. Plus tard, Péguy distinguera la pauvreté, situation sociale dont se satisfont ceux qui n’ont d’autre ressource que de se conformer à leur condition, et la misère qui fait perdre à l’homme sa dignité, sa condition même d’être humain.

On en est ainsi venu, devant l’inégalité des conditions, à souhaiter la reconnaissance des mérites et à vouloir instaurer l’égalité des chances. L’école apparaît, dans le dernier quart du siècle, comme le lieu principal de cette valeur naissante : l’école primaire, dans chaque commune, se doit d’être gratuite et obligatoire. Ouverte à tous les enfants du peuple, laïque, elle doit fournir la formation de base à partir de laquelle peuvent se distinguer les talents. Les bourses, qu’on obtient sur concours, permettent aux moins fortunés de poursuivre des études secondaires. Une certaine rémunération (ou simple prise en charge) accompagne ceux qui entrent en apprentissage ; diverses allocations directes ou indirectes soutiennent ceux qui entrent dans des formations professionnelles.

Constatant la pauvreté, l’école républicaine refuse qu’elle devienne un destin pour les enfants des familles pauvres : l’école se doit d’assurer la promotion des meilleurs, avec le concours de l’État et, souvent, l’appui des communes.

Les parents d’élèves et ceux qui, aujourd’hui, dénoncent le déclin des valeurs ont pour référence implicite l’école de la IIIe République, qui avait pour mission de donner la même formation morale à tous les élèves (surtout à ceux des classes populaires), pour en faire de bons travailleurs et de bons soldats. Les mêmes valeurs étaient transmises aux élèves pendant les cours de morale. La culture de l’école républicaine se voulait intégratrice, égalitaire et facteur de promotion sociale. Mais cette école acceptait un système scolaire à deux vitesses, respectueux des hiérarchies sociales : " Seule école, parce que destinée à forger l’unité idéologique de la nation, l’école primaire de Jules Ferry n’était pourtant pas l’école de tous ". (Alain PROST)

L’école gratuite, laïque et obligatoire est celle des enfants du peuple : ils la quittent vers douze ans pour la vie active, avec des connaissances bien établies mais limitées. Seule la moitié de chaque génération accédait au certificat d’études (même pendant les années 30 où le système a le mieux fonctionné). Parallèlement, une autre école existait, payante, pour les enfants des classes aisées : les petites classes de lycée. C’était la voie royale pour faire des études dans le second degré : le système des valeurs n’y était pas tout à fait le même.

Après la Première Guerre mondiale, l’école républicaine qui est celle de la génération de l’enseignement primaire obligatoire, est aussi devenue celle de l’unité nationale, de la capacité, toutes classes confondues, à résister à l’envahisseur et à défendre la patrie. La durée et la dureté de la guerre ont permis aussi de révéler que les mérites n’étaient pas liés aux conditions sociales : chaque homme avait sa valeur qui s’était en particulier affirmée dans le patriotisme. Il faut aussi rappeler qu’à l’arrière, les femmes ont pris leur part de l’activité économique, poussant ainsi à la reconnaissance d’une égalité que le pays mettra encore plusieurs décennies à entériner.

La guerre de 1914-1918 a eu des conséquences importantes sur le système éducatif et les conditions de la prise en charge des plus pauvres. C’est en 1915 que se crée , à Paris, la première association en faveur des orphelins de guerre, les " Pupilles de la Nation ". En 1917, se constitue la " Fédération des associations départementales des Pupilles de l’enseignement public " reconnue d’utilité publique en 1919. Ces associations mettront un point d’honneur à orienter le plus loin possible leurs pupilles vers le primaire supérieur, mais aussi vers les bourses de l’enseignement secondaire et les écoles normales.

Une nouvelle forme de contribution sociale à l’enseignement dépassant l’obligation scolaire apparaît. Elle est accompagnée par des mouvements de solidarité qui cherchent à responsabiliser de plus en plus l’État dans le soutien aux familles défavorisées. Le système des bourses se développe ; il vise à faciliter l’entrée dans l’enseignement secondaire, des enfants que leur famille, pour des raisons financières, souhaiterait voir travailler le plus vite possible. A la veille de la Seconde Guerre mondiale, on a le système suivant :

. gratuité dans tout le primaire ;

. extension de la gratuité à travers le primaire supérieur puis dans les cours complémentaires ;

. bourses de l’enseignement secondaire, à partir de la sixième ;

. développement des lycées publics.

Par ailleurs les familles en difficultés peuvent recevoir des aides à travers l’action sociale des communes ou les systèmes mutualistes ou coopératifs mis en place dans certains secteurs professionnels (mineurs, cheminots...).

En 1945, de nouveaux principes, plus démocratiques vont inspirer l’action Législative et la réforme sociale : c’est la mise en place de la Sécurité Sociale et le développement des allocations familiales ; c’est aussi la volonté de démocratiser progressivement l’enseignement secondaire puis l’enseignement supérieur. La gratuité de l’enseignement est inscrite dans le préambule de la Constitution de 1946.

La démocratisation de l’enseignement, telle que la conçoit le plan Langevin-Wallon de 1947, doit accompagner tout naturellement, avec le concours de l’État, l’accroissement de la richesse nationale par le développement industriel. Il faut bien sûr partager équitablement cette richesse et en faire profiter largement le système éducatif qui assurera l’égalité des chances à des niveaux de plus en plus élevés :

. gratuité de l’enseignement secondaire, prolongé jusqu’à 18 ans, comme pour l’enseignement primaire ;

. aide aux familles dans le primaire, bourses aux élèves dans le secondaire, bourses ou présalaire pour les étudiants ;

. effort de l’État pour offrir des locaux et des moyens suffisants ainsi que des enseignants compétents.

La réalité politique fera de ce plan une référence idéologique plutôt qu’un programme gouvernemental. Même si, pendant longtemps, c’est davantage la relation entre l’enseignement privé et l’enseignement public qui a structuré le débat politique, plutôt que la réforme de l’enseignement pour sa démocratisation. Il faudra attendre les réformes développées dans les premiers temps de la Ve République, au début des années 60, pour que soient apportées dans une large mesure des réponses aux principes esquissés dès la Libération.

 

 

II . L’ÉCOLE RÉPUBLICAINE, LES VALEURS ET LA DÉMOCRATIE

La fortune et l’efficacité de l’école républicaine tiennent à l’extériorisation de " la règle d’or de Jules Ferry : silence sur tout ce qui divise ou pourrait diviser " (M. Ozouf, in L’École de la France). Extériorisation et vitrine de l’État, l’école peut apparaître comme le moyen de doter la nation d’une patrie. De par son organisation, elle se définit strictement laïque, et quant au contenu, elle institue un savoir capable de fonder scientifiquement son aspiration à l’unité et à l’identité.

Il est utile de s’arrêter sur les valeurs qui fondent à la fois la République et la laïcité. C’est certainement l’école qui depuis près de deux siècles est le terrain le plus conflictuel en matière de laïcité de l’État. " Égalité-continuité- neutralité " : la construction juridique qui permet en France d’identifier le service public qu’est l’école convient également lorsqu’il s’agit d’analyser le concept de laïcité. Pendant un siècle, on a voulu croire que l’égalité représentait un principe peu à peu partagé En fait, encore nombreux sont ceux qui affirment impunément l’inégalité des races, qui se résignent à accepter l’impuissance économique à répartir les richesses et l’emploi, et nombreuses sont également les tentatives idéologiques pour substituer le concept d’équité à celui d’égalité.

Ces résurgences montrent la fragilité de l’équilibre social, sans cesse remis en cause par les intérêts particuliers ou les passions partisanes.

La laïcité, spécifiquement dans son acception française, est une formule juridique telle qu’il n’existe aucun intermédiaire entre l’individu-citoyen et l’État. " La souveraineté est une ou elle n’est pas ", soutenait Rousseau ; la Constitution française ne reconnaît aucune communauté nationale politique. Il n’existe constitutionnellement ni peuple corse ni communauté juive.

L’idéal de la laïcité entend concourir à l’éducation d’un citoyen libre de juger souverainement par lui-même. La volonté de penser l’acte pédagogique comme processus d’auto-construction et d’auto-évaluation des compétences de l’élève, renvoie à l’idéal fondateur de la démocratie, et opère la conciliation de la liberté et de l’autorité, elle vise à construire en chacun la reconnaissance de son identité et de son autonomie.

En même temps, s’affirme une autre exigence de l’État républicain qui est la neutralité de l’institution scolaire. Certains revendiquent, au nom des droits de l’intimité de conscience, de l’intégrité et de la dignité de la personne, le droit de refuser la règle de la laïcité scolaire qui interdit d’exhiber tout signe manifestement revendicatif d’une appartenance communautaire distinctive. On retrouve, là encore, un des principes fondateurs de la laïcité, que le Conseil d’État a bien éclairé en 1989, à propos de l’affaire dite des foulards islamiques : la liberté d’expression est incompatible avec le principe de laïcité lorsqu’elle constitue " un acte de pression, de prosélytisme ou de propagande, qui porterait atteinte à la dignité de l’élève ou d’autres membres de la communauté éducative ". Le combat pour la justice inséparable du combat pour l’égalité, la dignité, le respect d’autrui, la liberté de conscience représente les valeurs communes à la laïcité, à l’école et à la République.

Aujourd’hui, il est nécessaire de faire référence à plusieurs valeurs pour définir le fondement idéologique de la fonction d’éducation.

. Le refus de l’inégalité, l’idéal de démocratisation de la société par l’école et de l’école dans son propre fonctionnement. Cette valeur tire son origine des choix de la politique française et du corps de doctrine des pères fondateurs de l’école républicaine,

. L’école en tant que fille de la philosophie des Lumières et du positivisme, et en tant que dépositaire de la connaissance. Développer et répandre cette connaissance, c’est libérer l’Homme ; démocratiser la société composée de citoyens éclairés, responsables, c’est assurer le Progrès social et humain,

. La valeur, liée au processus d’assimilation, d’intégration confié à l’école, prend en compte la diversité, les différences et s’affirme au travers de l’universalité du message philosophique et social transmis par l’école.

On peut identifier plusieurs liens qui relient ces valeurs à la démocratie :

. un lien paradoxal concernant les valeurs de justice, de liberté, d’égalité, de fraternité, éléments hérités d’une tradition et ainsi placés sous le signe de l’objectivité. Mais ces valeurs n’existent véritablement que si l’on y adhère par son libre arbitre, sa conviction personnelle : c’est le domaine de la subjectivité.

. Un lien temporel lié à l’actualisation des valeurs de liberté et d’égalité dans le système éducatif avec l’avancée récente de revendications qui font reculer certaines formes instituées de l’idéal égalitaire (victoire des partisans de l’école " libre "  en 1984, revendications de libre choix de l’école par les parents, progrès du consumérisme scolaire ... ).

. Un lien de type " fusionnel ", dans la dynamique sociale actuelle, l’aspiration à la liberté, la nécessaire recherche de l’égalité et le devoir de solidarité sont en tension interactive permanente, de la cellule familiale à l’ensemble de la vie politique, en passant par l’établissement scolaire .

Pour JP. Obin (in Les établissements scolaires entre l’éthique et la loi), les valeurs liées au progrès de l’idée d’égalité avec la mise en place progressive de l’école unique du plan Langevin-Wallon sont aujourd’hui remises en cause, au nom de l’idée de liberté, par toutes ces poussées hétérogènes.

Dans la France rurale du début du siècle, se sont dressées face à l’église et au château, la mairie, l’école et la poste. Ces bâtiments publics étaient plus qu’un symbole de pierre : ils signifiaient l’avènement citoyen du service public ouvert à tous. Aujourd’hui le droit à une " citoyenneté sociale reconnue " s’affirme par le développement du lien social, le partage de l’emploi et la mise en cause des solidarités. Agir pour élargir les connaissances et approfondir la culture de tous est une démarche fondamentale parce qu’elle contribue à l’exercice de la citoyenneté. Il s’agit de contribuer par la formation de l’élève-citoyen, à un usage éclairé de la démocratie.

 

 

III . L’APPROCHE DES VALEURS DE LA RÉPUBLIQUE ET DE L’ÉCOLE ET L’ÉLABORATION DU PROJET DE SOCIALISATION DE L’ÉLÈVE

Les valeurs de la République se rattachent aux droits du citoyen. Le citoyen n’est plus, comme sous la Révolution française, l’être générique des droits de l’homme, séparés de toute réalité sociale ou historique déterminée, mais l’homme déjà particularisé comme être social et acteur politique. Le citoyen prolonge et parachève l’homme abstrait en lui ajoutant une dimension sociale qui dilate le champ de ses libertés fondamentales comme celle d’influer sur la vie publique : par le vote, l’appartenance à un parti, l’action militante, l’éligibilité. Ainsi, la liberté privée se complète de prérogatives publiques reliées à la capacité d’agir politiquement. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen dessine donc le portrait d’un être personnellement et politiquement libre, ayant la possibilité reconnue par la loi de rechercher le bonheur privé, et de contribuer au fonctionnement de la Cité.

Les principes d’égalité, de liberté, de neutralité sont communs à tous les services publics, mais l’école est bien la seule non seulement à devoir les enseigner, mais aussi à en assurer la transmission. A l’intérieur de textes ministériels se rapportant à l’Éducation civique, on peut lire que " l’État républicain est le fait de personnes libres et responsables ayant le sens de l’intérêt général. On naît citoyen ; on devient citoyen éclairé.. Eminemment morale, l’éducation civique développe l’honnêteté, le courage, l’amour de la République ".

Sous les coups de boutoir d’une demande de scolarisation de plus en plus longue, les valeurs de l’école, à tous les niveaux du système, ont fatalement évolué. D’un mandat ministériel à l’autre, le système des valeurs, qui guide la rédaction des textes officiels, peut varier de manière significative. Ainsi, en 1985, l’école de la République se reconnaît dans les valeurs citées dans les " Programmes et instructions " pour l’école élémentaire : " Dans la vie à l’école et dans l’enseignement dispensé seront cultivées les vertus qui fondent une société civilisée et démocratique : la recherche de la vérité et la foi dans la raison humaine, la rigueur intellectuelle et le sens des responsabilités, le respect de soi et d’autrui, l’esprit de solidarité et de coopération, le refus des racismes, la reconnaissance de l’éternel présent dans les différentes cultures, l’amour de la France qui se confond avec l’attachement à la Liberté, à l’Égalité et à la Fraternité ".

La loi d’orientation du 10 juillet 1989, même si elle modifie le regard sur l’enfant et l’école, réaffirme des valeurs communes : " L’école a pour but de former les femmes et les hommes de demain qui seront en mesure de construire leur vie personnelle, civique et professionnelle en pleine responsabilité et capables d’adaptation et de solidarité " En 1991, le ministère dans son " plan de modernisation du service public de l’Éducation nationale " précise que les valeurs de l’école sont les valeurs de la République ; garantir le droit à l’Éducation, contribuer à l’égalité des chances, garantir la liberté de chacun par la laïcité constitue le ciment qui unit la communauté éducative et qui rassemble autour de l’école la nation tout entière.

Mais à côté de ces principes civiques présentés comme universels et éternels, peuvent apparaître d’autres valeurs nées de logiques sociales nouvelles et importées par de nouveaux publics. L’école répond à la demande éducative d’une société en évolution permanente. Pour y répondre elle n’est pas à l’abri d’une réflexion sur les valeurs nouvelles, nées de changements en cours : progrès technologiques, respect de l’environnement, montée des intégrismes... Le microcosme qu’est l’école est composé d’individus, adultes et enfants, et de groupes sociaux, enseignants et élèves, qui instillent leurs systèmes de valeurs. Les valeurs du monde enseignant sont très diverses et ne sont pas toujours conformes à celles que croient percevoir nos concitoyens. L’opinion publique a longtemps gardé en mémoire l’image des " hussards noirs de la République  ", puis le stéréotype de l’enseignant de 1968, un peu " baba-cool ". Ces images s’effacent... Le corps enseignant est maintenant largement féminisé. Les enseignants actuels sont en majorité issus des classes moyennes, voire aisées, porteuses souvent de valeurs conservatrices, parfois à contre-courant des pédagogies innovantes voulues par l’État. Les enseignants sont dans l’ensemble mal préparés à recevoir les nouveaux publics de milieux socioculturels modestes.

Les élèves, eux aussi, sont porteurs de valeurs qu’ils expriment bien plus précocement qu’autrefois, et de manière plus organisée. En 1968, c’étaient les étudiants qui exprimaient les leurs dans la rue ; trente ans plus tard, ce sont les lycéens... Cette maturité plus précoce est sans doute liée à l’éducation donnée par l’école, à des réalités familiales de plus en plus complexes et à la fréquentation des médias, lesquels jouent un très grand rôle dans la circulation des idées, des modes et des valeurs des jeunes.

Cette culture de la jeunesse n’est pas toujours en phase, loin s’en faut, avec celle de l’école. Autrefois, la catégorie des jeunes n’existait que comme catégorie d’âge. L’école était conçue par eux comme lieu de passage de la famille au monde du travail, c’est-à-dire d’un système réglé par des normes bien établies à un autre. Mais les données sociales ont changé : affaiblissement du rôle éducatif de la famille, adolescence de plus en plus précoce et de plus en plus longue, inquiétude face au chômage et apparition d’une culture de la jeunesse qui se vit sur le mode d’une autonomie de plus en plus grande. Le décalage entre le système de valeurs de la plupart des adolescents d’aujourd’hui et la culture de l’école engendre la méfiance... Méfiance accrue, chez les jeunes, parce qu’ils perçoivent des écarts entre les discours officiels et les pratiques scolaires ou sociales Aux idées généreuses d’égalité et de fraternité, s’opposent la compétition et la sélection du système scolaire. A la culture homogène, chère à l’école, s’oppose la culture contemporaine qui valorise différence, changement, originalité. Enfin, au discours sur l’effort, à l’école et dans la famille, s’oppose la civilisation des loisirs, et les modèles d’une société en rénovation où l’économie d’efforts est souvent associée à la recherche d’une plus grande efficacité (travail domestique, modernisation de l’entreprise).

Le changement des méthodes d’éducation enlève à la transmission des valeurs au sein de la famille son statut d’évidence vécue. La " fin des idéologies " rend problématique le rapport des jeunes aux références globales : la religion, la science, le progrès ou le projet politique. La revendication de " cultures jeunes " autonomes se renforce. Beaucoup de parents s’interrogent sur la capacité de leurs enfants à être membres de la même société qu’eux. Cette inquiétude met en avant le rôle socialisateur des établissements et renforce la demande de développer une citoyenneté des élèves qui les prépare à l’exercice d’un civisme plus large. Les usagers de l’école ne voient plus le lien entre les problèmes qu’ils rencontrent dans la vie quotidienne et les questions qui sont débattues au sommet de l’État. En éducation il faut donc trouver des lieux qui soient sufissamment proches d’eux pour qu’ils y retrouvent leurs intérêts. C’est incontestablement l’établissement qui peut constituer un de ces lieux. Il doit être conçu comme une cité politique, dont tous les partenaires sont citoyens.

Les responsabilités des établissements sont importantes, mais ils ne sont pas seuls face à ces questions. Leur action se déroule dans un cadre national, qui n’est pas que réglementaire. Le fond du problème réside dans la délégation que la société accorde à l’école pour socialiser la jeune génération. Les conditions de cette délégation sont totalement différentes de ce qu’elles étaient il y a un siècle.

Le respect des droits des familles et des communautés, la recherche de la performance économique, le libre développement d’un marché des formations indépendant de l’État, le bonheur des enfants : ces principes s’associent aujourd’hui, de façon égale, à l’idéal d’égalité des chances pour légitimement prétendre organiser l’école.

On s’interroge aujourd’hui sur la légitimité même de l’action de socialisation. La demande de socialisation est plus forte que jamais. Mais en même temps, les adultes ne sont plus sûrs de leur droit à socialiser la jeune génération. Ce droit du collectif sur l’individu de la société existante sur ses futurs membres, s’il ne faisait aucun doute pour les fondateurs de l’école républicaine est aujourd’hui remis en cause : de quel droit imposons-nous à des enfants très divers un héritage dont l’anthropologie a montré la relativité ? De quel droit l’école arrache-t-elle les enfants au bonheur de l’enfance ? La société adresse à l’école une demande instante de socialisation en même temps qu’elle lui conteste la légitimité pour y répondre.

 

 

CONCLUSION

Il paraît nécessaire d’entreprendre une oeuvre de reformulation du projet de socialisation qui ne peut être menée qu’à un niveau assez élevé, au-delà de l’échelon de l’établissement. Il ne s’agit pas de s’associer à des tentatives, réactionnaires et condamnées d’avance, qui tentent de renouer avec les certitudes de l’école traditionnelle comme si vingt ou trente années de pensée critique n’avaient pas existé, mais de s’interroger sur la manière dont les acquis de la critique peuvent être intégrés au projet de socialisation de l’élève. Il est possible à des degrés divers, mais à tous les niveaux de l’enseignement des savoirs et des valeurs, d’apprendre à sortir du débat critique et de développer un retour réflexif sur son fonctionnement : situer les références de chaque argument, expliciter les procédures, faire comprendre les règles civiques et sociales. Mais cela suppose que ces objectifs soient pensés dans l’optique d’une recomposition de la cohérence du message de l’école et que soit rendu possible le travail de construction du sens que chaque élève doit accomplir pour lui-même.

Le débat sur les valeurs est aussi présent dans les rapports plus étroits que les établissements sont amenés à entretenir avec les instances administratives de plus en plus déconcentrées et avec les collectivités territoriales. De plus, les valeurs de la communauté éducative peuvent se lire dans le projet d’établissement. Qui dit projet dit débat sur la vie dans l’établissement, avec les utilisateurs d’école que sont les parents et les élèves. L’ouverture de l’école implique de porter attention à ces publics, et en regard, de déterminer des valeurs propres à l’établissement. Dans les conseils d’administration des collèges et lycées, les systèmes de valeurs se rencontrent et parfois s’affrontent.

" L’élève au centre du système éducatif ", tel que le décrit la loi d’orientation, c’est, plus que jamais, l’élève avec ses valeurs, ses représentations du bien et du mal, ses principes familiaux, culturels et religieux, à la recherche de sa propre éthique. L’école, pour bien remplir sa mission demain, devra mieux prendre en compte la multiplicité des normes et des valeurs qui traversent la société française, favoriser l’intégration culturelle, la socialisation de tous les élèves et le développement, par le discours comme par la pratique, aussi bien de la tolérance que de l’esprit critique. Ainsi, l’intérêt pour la diversité des élèves, rend plus complexe le rôle de l’école dans la transmission des valeurs communes : il rend aussi plus dynamique la formation de l’esprit critique du futur citoyen.

Comme le souligne Edwy Plenel dans " La République inachevée ", l’État dévoile un ordre politique, dans les valeurs qu’il privilégie, tout à la fois nationalistes et républicaines, comme dans ses choix d’opportunité, cherchant paradoxalement à satisfaire les attentes dominantes des " consommateurs d’école " : rentabilité, promotion, élitisme, comme celles des corporatismes enseignants : savoir, discipline, hiérarchie, en tentant de les retourner au profit de l’école publique.

Plus que de déclin des valeurs, il conviendrait de parler de foisonnement des valeurs. L’école doit gérer cette diversité, sans perdre de vue les valeurs de la République, c’est-à-dire de l’État, prescripteur essentiel des finalités éducatives.

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