La vanité de la nomenclature et autres écrits de
jeunesse de Jean Piaget |
De 1910 à 1915, Jean Piaget (1896-1980) fit partie d'un groupe neuchâtelois de jeunes naturalistes amateurs, le Club des Amis de la Nature. Suivant la coutume, il donnait au Club les manuscrits des communications faites lors des séances. Ce sont ces textes que nous éditons ci-après, avec, en annexe, un compte-rendu et une lettre de Piaget conservés aux archives des Amis de la Nature, une chronologie documentée de l'activité de Piaget au sein du Club, et une notice sur la pratique de Piaget en nomenclature malacologique.
Quelle est la valeur de ces documents?
Pour le psychologue Piaget, l'intelligence, dont il étudie le développement, est une forme d'adaptation qui prolonge l'adaptation biologique. Dans ses récits autobiographiques, il fait remonter un tel point de vue à ses travaux zoologiques de jeunesse. Il déclare avoir été "formé" par les problèmes des "relations entre génotypes et phénotypes" et de "l'évolution des formes".[2] Il donne ainsi à sa pensée une continuité qui rend compte de la dimension biologisante de son "épistémologie génétique".
Les récits autobiographies de Piaget expriment la manière dont il comprenait son parcours intellectuel et l'image de lui-même qu'il souhaitait laisser à la postérité. Légitimes en tant qu'auto-interprétations et en tant que projections vers l'avenir, ils ne correspondent pas entièrement à ce que restituent nos documents — à la manière dont ils éclairent la première formation scientifique de Piaget et l'origine de son intérêt pour les mécanismes de l'évolution et de l'adaptation.
Par ailleurs, dans ses souvenirs autobiographiques également, Piaget ne mentionne même pas le Club des Amis de la Nature et se présente comme un jeune savant solitaire. En fait, sa débordante activité de naturaliste avait lieu dans un contexte qui l'encourageait, et dont le Club des Amis de la Nature était un élément central. C'est pourquoi les documents édités ci-après permettent d'appréhender l'insertion de Piaget dans le milieu des naturalistes amateurs et professionnels, et ainsi de comprendre les conditions dans lesquelles il découvrit les problématiques philosophiques et biologiques qui allaient être les siennes tout au long de sa vie.[3]
Les textes
"Un mollusque spécial à notre lac" (ch. I) est le travail de candidature que Piaget présente au Club des Amis de la Nature en juin 1910. Piaget y examine une variété de Limnaea stagnalis, gastéropode d'eau douce qu'il étudiera beaucoup par la suite. Il applique strictement les méthodes taxinomiques en vigueur à son époque, en suivant les enseignements de Paul Godet, naturaliste neuchâtelois dont il sera question dans la section suivante. Le texte nous montre le jeune Piaget à l'oeuvre, parcourant la région neuchâteloise à la recherche de mollusques, mais il illustre également la démarche classificatoire, à l'époque centrée exclusivement sur l'étude de la morphologie externe de l'organisme (voir Annexe V). La "Critique officielle", qui remarque la "sécheresse et le caractère dictionnaire et catalogue" du travail, suscite la défense de Godet.
Sans que Piaget le dise, les "Généralités sur la distribution géographique des mollusques" (ch. II), présentées en décembre 1910, empruntent largement à un manuel de conchyliologie de l'époque. L'emprunt à des manuels ou à des encyclopédies (courant parmi les Amis de la Nature) nous découvre les voies d'une éducation en train de se faire.
La partie taxinomique de l'exposé de janvier 1911 sur "les mollusques de la région supérieure du Val d'Hérens" (ch. III) correspond à celle d'un article publié la même année. L'introduction, éditée ici, est typique des intérêts du jeune Piaget et de ses collègues malacologistes pour la distribution et la variation des espèces, ainsi que pour le répérage d'espèces nouvelles; elle manifeste aussi la dette de Piaget à l'égard de Godet, qu'il remercie de lui avoir fourni les déterminations des spécimens. Le procès-verbal de la séance met en relief la réputation scientifique que Piaget s'était déjà faite parmi les Amis de la Nature.
Le travail de février 1911 sur "les mollusques terrestres et fluviatiles des environs de Binic" (ch. IV) est encore un catalogue, dont nous ne publions que l'introduction. Il met en relief à la fois le rapport de Piaget à Godet (qui cette fois n'a pas établi, mais seulement revu les déterminations taxinomiques) et son dévouement à la malacologie (Piaget dit consacrer ses vacances d'été à la récolte de spécimens).
Pour ses "Quelques observations sur le mimétisme des mollusques neuchâtelois", d'avril 1911 (ch. V), Piaget s'appuie sur quelques remarques de Paul Godet. C'est la première fois qu'il se situe en dehors du cadre de la taxinomie. Néanmoins, il reste purement descriptif et refuse de se prononcer sur les mécanismes du mimétisme. Ce refus est significatif. A l'époque, le mimétisme était le plus souvent considéré comme une validation de la théorie de la séléction naturelle. C'est sans doute ce qui explique la prudence de Piaget: à peine au courant du lamarckisme qui caractérisait la biologie francophone de l'époque, il n'avait encore aucune connaissance des théories qui constituaient alors l'avant-garde biologique. Dans un article de 1913, en revanche, Piaget s'intéressera au mimétisme en tant que terrain d'essai des théories de l'évolution et de l'adaptation, et l'étude du phénomène lui fournira l'occasion d'exprimer des conceptions biologiques en partie inspirées de la philosophie bergsonienne.[4] C'est pourquoi les brèves "observations" publiées ici sont importantes: elles permettent de mesurer la distance que Piaget pourcourt de 1911 à 1913 dans le domaine de la biologie et de la philosophie.
"La vanité de la nomenclature" (ch. VI), conférence prononcée en septembre 1912, est le premier texte de Piaget à manifester la réorientation de ses intérêts vers la philosophie biologique. Piaget élabore sans vaciller une conception nominaliste des catégories taxinomiques, mais les ratures et corrections du manuscrit dévoilent les questions auxquelles il n'avait pas encore trouvé de réponse. Pour plusieurs raisons, notamment pragmatiques, le nominalisme taxinomique était courant parmi les malacologistes de l'époque. Mais en y ajoutant des éléments bergsoniens — l'idée de la vie comme durée continue et créatrice — Piaget donne à son argumentation le fondement métaphysique qui caractérisera sa pensée biologique des années 1912-1915.
"La vie animale dans les profondeurs des océans et de nos lacs" (ch. VII), présenté en février 1913, signale l'apparition d'un nouvel intérêt chez le jeune Piaget. Cet intérêt est étroitement lié à sa collaboration avec le naturaliste genevois Emile Yung (1854-1918). Dès 1912, Yung demande à Piaget de classifier les spécimens des mollusques qu'il ramène des eaux profondes du lac Léman. Il introduit Piaget à l'étude des faunes abyssales, sur lesquelles portera le débat qui ménera le jeune naturaliste jusqu'au seuil de la biologie.
"La notion de l'espèce suivant l'école mendélienne" (ch. VIII), de décembre 1913, s'inscrit précisément dans ce débat. Ouvert en 1912 entre Piaget et le Polonais Waclaw Roszkowski (1886-1944), alors doctorant à l'université de Lausanne, le débat portait sur la classification de certaines limnées des eaux profondes du Léman. Rejettant l'usage exclusif de la morphologie externe pour définir les caractères propres à chaque espèce, Roszkowski faisait intervenir dans ses choix des considérations tirées des lois mendéliennes de l'hérédité et de la théorie des mutations. Cela le conduisait à grouper en une seule espèce des populations que Piaget, se servant de la morphologie externe, choisissait de maintenir distinctes. Le débat s'est vite avéré porter sur deux conceptions différentes de l'espèce, et obligea Piaget à faire face aux théories qui formaient alors l'avant-garde du transformisme.
"La notion de l'espèce" montre que ce que Piaget appelait l'école mendélienne était plutôt la théorie des mutations. Mais sa méprise était autrement profonde, puisqu'il attribuait une origine environnementale aux "facteurs" postulés par les lois de Mendel et imaginait que le mutations étaient dues à l'apparition soudaine d'un tel "facteur". Ainsi que le souligne un article de 1914, Piaget rejettait le caractère "absolu" de l'espèce mendélienne et, en mettant l'accent sur les "tendances" évolutives des organismes, croyait introduire dans la taxinomie la définition bergsonienne de la vie.[5] Cela fut le début d'une vision du monde que, dès 1914, il élargit au domaine de la foi religieuse.[6]
La biologie ultérieure
Jean Piaget n'abandonne pas pour autant la zoologie au terme de la période qui nous intéresse ici. Il poursuit d'abord ses recherches taxinomiques, tout en cherchant la voie qui lui permettrait d'approfondir les principes qui animeront désormais toute sa pensée biologique ultérieure: rejet du darwinisme, concentration sur l'adaptation, attribution d'un rôle évolutif majeur à l'activité de l'organisme. Son dernier travail de taxinomie malacologique est une thèse ès sciences présentée à l'Université de Neuchâtel en 1918. De l'aveu de Piaget lui-même, elle ne donne "qu'un catalogue d'espèces et de localités", et ce catalogue n'est qu'un "résumé des recherches passées faites par quelqu'un qui, aujourd'hui, n'y comprend plus grand'chose, qui ne peut aller plus avant sans changer de méthodes et qui, avant de se mettre à ce travail, éprouve le besoin de faire son bilan".[7]
Pour Piaget, il s'agissait avant tout de changer de méthode. La malacologie, dit-il, doit évoluer "dans une direction nettement biologique, et cela par le moyen de la biométrie, en relation étroite avec les travaux des botanistes et des psychologues"; dès lors, il s'oriente vers "une sorte de génétique indirecte" consistant à mettre en corrélation des changements morphologiques avec des facteurs environnementaux mesurables.[8] Sa première tentative biométrique date de cette époque. Elle est ratée. [9]
Après sa thèse, Piaget quitte Neuchâtel pour Zurich: il y approfondira ses connaissances de psychanalyse,[10] sera deçu par son premier contact avec les laboratoires universitaires de psychologie, mais en tirera profit pour la zoologie.[11] En effet, dans sa première publication biométrique, où il établit des corrélations entre la distribution des mollusques suivant l'altitude et des indices de variation morphologique, il utilise une statistique toute nouvelle à l'époque, aujourd'hui répandue sous le nom de coefficient de corrélation de rang (Spearman rank order correlation coefficient).[12]
Pendant les années 1920, la biométrie fournit à Piaget le moyen d'étudier la formation des caractères héréditaires, sa question étant de savoir si ces caractères résultent d'une action du milieu sur le patrimoine héréditaire par l'intermédiaire de l'activité de l'organisme, ou d'une mutation conservée par la séléction naturelle. Cette question reprend celles qu'il avait formulées pour la première fois en 1912-1914 dans un cadre biologico-bergsonien. C'est également dans la deuxième moitié des années 20 que Piaget élabore le lien, caractéristique de son oeuvre, entre biologie et psychologie. Dans ses recherches biométriques, il se livre à ce qu'il décrit comme une "analyse psychologique du comportement moteur de l'animal", c'est-à-dire à l'étude des réflexes et de la formation des habitudes.[13] C'est exactement à la même époque — et suivant la même démarche — qu'il réalise les observations qui aboutiront à La naissance de l'intelligence chez l'enfant (1932).
L'Introduction à ce maître-livre développe un système d'affinités entre théories épistémologiques, biologiques et psychologiques. Celles-ci prendront une forme concrète dans l'oeuvre de Piaget. Dans ses écrits biométriques, il affirme que les accommodations morphologiques de l'organisme à l'environnement ne résultent pas d'une action directe du milieu sur la coquille, "mais d'une action sollicitant de l'animal certaines réactions motrices, lesquelles impriment à la coquille sa forme phénotypique"; sur le plan de l'accommodation individuelle, écrit-il, la forme est due "à des facteurs entièrement psychomoteurs".[14] Ce serait donc "le fonctionnement de l'animal en relation avec le milieu" qui agit "sur le mécanisme héréditaire de l'organisation réflexe (psycho-morphologique) elle-même".[15]
Le problème empirique que Piaget se proposait d'interpréter en ces termes était le suivant: la forme contractée de certaines variétés de limnaea stagnalis s'avère être une adaptation à l'agitation de l'eau dans laquelle elles vivent; or, l'élevage en eau immobile de souches issues de ces variétés montre qu'elles conservent leur forme contractée; l'adaptation semble par conséquent avoir subi une fixation génétique. Ce problème motive toute la réflexion biologique ultérieure de Piaget. Mais la grande monographie de 1929 sur l'adaptation de la limnée aux milieux lacustres est le dernier de ses écrits biologiques d'une certaine importance qui repose sur une recherche empirique. A partir de ce moment-là, sa biologie devient discursive et rationnelle; ses élaborations, "finalisées sur des questions restées sans réponse" depuis le débat avec Roszkowski, se réduisent presque entièrement à des "orchestrations originales à partir d'emprunts multiples".[16] Dans des ouvrages tels que Biologie et connaissance (1967), Adaptation vitale et psychologie de l'intelligence (1974) ou Le comportement, moteur de l'évolution (1976), Piaget reviendra sans cesse à des observations anciennes; et ses explications successives ne déserteront jamais les thèmes et les convictions acquis lors de sa période d'enthousiasme pour la philosophie bergsonienne de l'élan vital. [17]
Les contextes
La figure de Jean Piaget, Ami de la Nature, est indissociable de celle de Paul Godet (1836-1911) maître ès sciences naturelles de tous les Amis de la Nature durant les premières années du Club et personnage représentatif de l'organisation sociale de la science dans le Neuchâtel fin-de-siècle.
Paul Godet
Dans son autobiographie, Piaget manifeste sa reconnaissance envers Godet. A onze ans, après avoir publié une note sur un moineau albinos, il demanda à Godet, directeur du Musée d'histoire naturelle de Neuchâtel, l'autorisation d'y travailler les jours de congé.[18] "Il m'a alors pris pour 'famulus', m'a fait coller des étiquettes, m'a appris à collectionner moi-même et m'a initié à la systématique des mollusques terrestres et d'eau douce."[19] Dès lors, selon Piaget, c'est à Godet qu'il dut le "privilège d'entrevoir la science" sufisamment tôt pour avoir été protégé "contre le démon de la philosophie" qui l'envahit à l'adolescence.[20]
Paul Godet naquit à Neuchâtel, dans une ancienne famille bourgeoise. Son père, Charles-Henri Godet (1797-1879), passa des années à rédiger une Flore du Jura et fut un des fondateurs de la Société d'horticulture et du Jardin botanique. Il fut par ailleurs le premier maître d'histoire naturelle de son fils. Dans la tradition ainsi transmise jusqu'aux Amis de la Nature, connaître la nature, c'était la classifier, le but de cette connaissance était l'identification correcte des espèces, et le moyen d'atteindre à cette identification était l'examen des caractères externes directement observables. L'oeuvre de Godet, consacrée principalement à la taxinomie des mollusques neuchâtelois et jurassiens, appartient à une telle tradition naturaliste; il en va de même de celle du jeune Piaget.
La dimension scientifique n'épuise pourtant pas le sens de cette tradition. Piaget dit avoir trouvé pendant son enfance que le "travail sérieux" lui fournissait un "monde personnel et non fictif" où il pouvait échapper à une situation familiale difficile.[21] Godet aimait raconter comment, en Russie, son père avait été sauvé "d'un violent mal du pays" par un vieux livre de botanique qui le poussa à recueillir et à classer des plantes.[22] Dans une lettre aux Amis de la Nature, il rappellait l'expérience de son père et vantait l'histoire naturelle comme "un moyen admirable de combattre l'ennui":
"Que d'heures agréables j'ai passées en compagnie de mes chers escargots, bêtes calmes et patientes, produisant un effet calmant, très différent de celui que l'on éprouve sous l'influence de la vie fiévreuse et tourmentée, dont le torrent nous emporte aujourd'hui. Honneur donc à ces paisibles 'bêtes à cornes'!"[23]
On y decèle la trace du promeneur rousseauiste qui, en herborisant, chasse l'ennui, les soucis et les tentations. Dans la structure sociale où s'inscrivait le Club des Amis de la Nature, et sous une forme nettement moins romantique, les sciences naturelles possédaient, outre leur valeur cognitive, une valeur psychologique et morale qui en faisait l'outil privilégié de formation de la jeunesse.
L'organisation sociale de la science
Piaget est admis au Club des Amis de la Nature le 9 juin 1910. D'une part, la cérémonie d'admission permet d'entrevoir la relation d'apprentissage par laquelle on devenait naturaliste: c'est Godet qui est à l'origine du thème de l'exposé de candidature, "Un mollusque spécial à notre lac"; c'est lui qui fournit à Piaget l'exemplaire-type indispensable à la classification et qui est l'auteur de la nomenclature adoptée par son disciple (voir ch. I).
D'autre part, les membres "honoraires" présents à la séance manifestent la position du Club des Amis de la Nature dans le Neuchâtel de 1910. Godet est à ce moment-là le doyen des naturalistes neuchâtelois. Il dirige le Musée d'histoire naturelle; mais il est aussi fils d'un citoyen distingué, neveu d'un important théologien, et cousin de Philippe Godet, écrivain et homme politique très en vue dans la Suisse romande de l'époque. Est présent également le psychologue, pédagogue et philosophe Pierre Bovet (1873-1965), cofondateur du Club, membre d'une ancienne famille locale et collègue de Philippe Godet à l'Université de Neuchâtel, dont le recteur est Arthur Piaget, père de Jean. En 1912, Bovet devient le premier directeur de l'Institut Jean-Jacques Rousseau de Genève; il l'est encore lorsque Piaget y arrive en 1921. Quant au troisième honoraire présent, il s'agit d'Eugène LeGrand Roy, professeur d'astronomie à l'Université; en 1922, il aura pour sucesseur Gustave Juvet (1896-1936), membre du Club et l'un des meilleurs amis de Piaget.
Ainsi, la cérémonie du 9 juin 1910 reflète la structure des liens sociaux dans une ville où un nombre réduit de personnes partagent rang social et appartenance au monde des lettres et des sciences. Dans ce milieu, les mêmes individus se retrouvaient dans l'Université, les sociétés savantes et les groupes d'amateurs, institutions à travers lesquelles les personnes, les idées, les informations et les valeurs circulaient de manière remarquablement libre. Piaget lui-même est une illustration de ce phénomène.
Les sociétés de naturalistes
Jean Piaget fut admis à la Société neuchâteloise des sciences naturelles en 1912, à la Société zoologique suisse en 1913 et à la Société helvétique des sciences naturelles en 1914. Le contexte dans lequel apparaissent en Suisse ces sociétés est non seulement celui du prestige grandissant de la science, mais aussi celui de la restauration après la défaite de Napoléon en 1815. Des groupes de naturalistes se forment afin d'explorer le pays dans une perspective patriotique. La Société neuchâteloise, établie en 1832, prend part à ce mouvement général.
Le procès-verbal de la réunion fondatrice décrit "le projet de fonder une société, qui aurait pour objet de donner à l'étude des sciences une vie plus réelle et plus active, par le concours des hommes qui prennent un véritable intérêt au développement des connaissances". Comme le dit Louis Agassiz (1807-1873), il s'agit également de répandre "le goût et l'amour de l'étude et d'exercer [...] cette influence salutaire qui résulte de la propagation des saines doctrines et des données de la science appliquée au développement social".[24] Dès lors, et malgré le départ de plusieurs savants neuchâtelois pour les Etats-Unis après la révolution républicaine de 1848, la Société reste le centre de l'activité scientifique locale, agissant de concert avec les groupes de naturalistes au sein desquels amateurs et professionels (la distinction n'est pas encore nette) cherchent à unir la transmission des valeurs et des connaissances scientifiques à l'éducation civique et sociale des jeunes.
Les plus ancien de ces groupes est le Club Jurassien. Fondé en 1865 par des enseignants et autres "amis de la jeunesse" dans le but d'amener les jeunes à étudier la flore et la faune du Jura, il cherche aussi à les occuper "de choses saines, élevées, nécessaires dans ce moment de transition souvent rempli de danger, où après avoir quitté l'école, l'adolescent n'a pas encore pris sa place dans la société et se voit sollicité par l'apât des plaisirs frivoles et de jouissances matérielles".[25] Le Club publiait Le Rameau de Sapin, revue mensuelle autographiée dans laquelle bon nombre de jeunes neuchâtelois, tel Piaget, ont publié leurs premiers textes.
Les fondateurs du Club faisaient partie des nombreux éducateurs de l'époque qui s'attaquaient au problème de l'éducation morale et civique dans les pays où l'enseignement se laïcisait. Rien à cet égard n'est plus emblématique que l'éloge du Club Jurassien paru dans un célèbre dictionnaire de pédagogie, juste après un article sur le "Club alpin" vantant la valeur des courses à pied pour le "développement physique, intellectuel et moral de la jeunesse". Le directeur de ce dictionnaire et auteur des articles sur les clubs est le pédagogue français Ferdinand Buisson (1841-1932). Rentré en France en 1870 après quatre ans d'exil politique volontaire passés à Neuchâtel, il dirige l'enseignement primaire et travaille aux lois de l'instruction primaire publique et laïque. C'est dans la perspective de la réforme scolaire française qu'il considère le Club Jurassien comme "un modèle d'ingénieuse pédagogie" intellectuelle et morale.[26]
A la différence du Club Jurassien, le Club des Amis de la Nature était organisé et géré exclusivement par des collégiens. Mais s'il se trouvait donc être singulièrement autonome par rapport au monde des adultes, son esprit et son fonctionnement n'en relevaient pas moins de l'utilitarisme pédagogique ambiant.
Le Club des Amis de la Nature
Dans une lettre remerciant les Amis de la Nature de l'avoir nommé membre honoraire de leur Club, Paul Godet écrit:
"L'étude de la nature est une source inépuisable de jouissances et rien n'est plus utile à l'âme et parfois au corps que d'y consacrer ses loisirs. Cette étude développe l'esprit d'analyse et d'observation; elle contribue à éclaircir les idées et fournit un moyen admirable de combattre l'ennui, souvent mauvais conseiller et toujours pénible à supporter. [...] Vous comprenez maintenant, chers amis, pourquoi j'ai salué avec une sincère et vive sympathie la formation de votre société et pourquoi [...] je suis prêt à vous aider de toute manière et dans la mesure du possible."[27]
Godet apprécie le Club des Amis de la Nature en tant que lieu d'éducation scientifique, certes, mais moins pour les sciences naturelles en elles-mêmes que pour leurs fonctions de socialisation tout court. A l'instar du Club Jurassien, le Club des Amis sert à canaliser l'énergie des adolescents dans des voies jugées bonnes.
Version "jeune" des chasseurs de papillons et autres naturalistes amateurs caricaturisés par Daumier et Spitzweg, l'"ami de la nature" fin-de-siècle correspondait au portrait qu'en avait donné l'éducateur, conteur et dessinateur genevois Rodolphe Toepffer (1799-1846). Moins individualiste que le promeneur solitaire et moins moralisateur que les hygiénistes, Toepffer organisait chaque année des voyages à pied, dont les récits sont devenus des modèles de tourisme pédestre. Pour réussir ces voyages, Toepffer souhaitait s'entourer de jeunes gens aux goûts sérieux et recréatifs pouvant s'exercer sans une direction adulte méthodique. Parmi ces goûts, expliquait-il, le plus accessible aux "philosophes de quinze ans" était celui de l'histoire naturelle: se réduisant selon lui à collectionner et à classifier, elle n'exigerait pas d'expérience préalable et répondrait parfaitement à la conformation psychique et physique des adolescents.[28]
L'histoire des Amis de la Nature est comme une réalisation des idées de Toepffer. Le Club est fondé en mai 1893 par deux collégiens de quinze ans, Pierre Bovet et son ami Carl-Albert Loosli (1877-1959), qui deviendra critique d'art et polémiste politique.[29] D'après les souvenirs de Bovet, c'est Loosli qui eut l'idée de créer une société des sciences naturelles, formée d'élèves des écoles secondaires, latines et du gymnase, au-dessus de quatorze ans.[30] Dès le départ, le Club cherche à se distinguer des sociétés d'étudiants, surtout littéraires et d'inspiration germanique, qui prospéraient au tournant du XIXe siècle dans les gymnases et les universités suisses. Les membres de ces sociétés portaient un uniforme et obéissaient à des règlements rigides, tandis que les Amis de la Nature s'intéressaient aux sciences et voulaient travailler discrètement et sans contraintes.
Les Amis de la Nature sont tout de suite aidés par des naturalistes confirmés, qu'ils remercient en leur décernant le titre de membre honoraire. Les premiers sont un artisan missionnaire en Afrique, deux pasteurs lépidoptérologistes et Paul Godet. Celui-ci apprend aux Amis les principes de l'histoire naturelle et de la classification zoologique; le célèbre François-Alphonse Forel, apparenté aux Bovet, leur présente la limnologie, dont il est un pionnier; Otto Fuhrmann, futur successeur de Godet à la direction du Musée et professeur de Piaget à l'Université, leur apprend à installer un aquarium. Mais le coeur de l'apprentissage des Amis est l'étude directe de la nature. Godet exige "non des jeunes gens qui parlent, mais des jeunes gens qui agissent"; il avertit que "tout commençant qui se borne à parcourir quelques livres d'histoire naturelle et qui ne sent pas le besoin de se mettre en contact immédiat avec la nature ne sera jamais qu'un naturaliste manqué".[31] L'enseignement de Godet devient le credo intellectuel des Amis. Après la mort du maître, ceux-ci reçoivent de sa veuve des collections, des livres, des microscopes, des bocaux et des instruments qu'ils installent dans leur local.
Les séances du Club avaient lieu tous les quinze jours, le jeudi après-midi. Des excursions botaniques, paléontologiques ou zoologiques étaient organisées régulièrement. Pendant les séances, on communiquait des observations sur un animal, une plante ou un phénomène naturel, on examinait des questions théoriques et philosophiques, ou l'on faisait des lectures et des causeries (voir Annexe IV). Les Amis entreprennaient en outre des recherches collectives.
En décembre 1894, les parents de Bovet louent pour les Amis une chambre dans le centre de Neuchâtel. Venant de Berne leur rendre visite, Loosli est impressionné par les "brillantes collections" et par "le travail qui s'y fait". "Votre local", écrit-il à Bovet, "avait plutôt l'air d'un laboratoire, ou tout au moins d'un atelier de quelque érudit, que celui d'un local de société".[32] En somme, le club était scientifique et son but était de travailler; sa devise était: "Pour vivre heureux, vivons cachés".[33]
Le jeune Piaget participe activement à toutes les fonctions du Club et en devient l'"ornement" (le mot est de Pierre Bovet).[34] Son attachement et son identification aux idéaux du Club sont très forts. En 1912, il va jusqu'à proposer et faire accepter un nouvel article du règlement interdisant aux Amis d'appartenir à des sociétés gymnasiales portant couleurs (P.V., 19/9/12). Lors de son séjour à Neuchâtel de 1925 à 1929, il assiste avec Juvet aux séances du Club, laissant des "souvenirs inoubliables" parmi les clubistes de l'époque.[35]
Piaget dans la vie sociale des Amis de la Nature
Piaget est membre du Club des Amis de la Nature de juin 1910 à septembre 1915, de quatorze à dix-neuf ans, pendant les deux dernières années de sa scolarité au Collège Latin et pendant la totalité de ses études gymnasiales.
En février 1910 déjà, au moment où Piaget est admis au Club comme "hospitant" ou futur candidat, les procès-verbaux le dénomment, avec l'exagération humoristique qui leur est propre, "professeur de conchyliologie", auteur "d'un célèbre dictionnaire" et "de maints articles" (P.V., 10/2/10 et 24/2/10). En fait, à ce moment-là, il n'avait publié (outre le "Moineau albinos") qu'une seule note malacologique dans Le Rameau de Sapin. Néanmoins, sa passion pour les mollusques est bien connue; lors de son "baptême", on déclare qu'en tant que "[g]rand collectionneur de coquilles, d'escargots, etc., il prendra le nom de la limace" (P.V., 28/9/10). A l'époque, les Amis de la Nature adoptent des sobriquets tirés du Roman de Renart; celui de Piaget, désormais "Tardieu", provient de Tardif le limaçon.
Selon la "critique officielle" du travail de candidature de Piaget, celui-ci "démontre à une bande de gymnasiens que la science d'un élève de IIe latine vaut parfois celle d'un soi-disant scientifique" (voir ch. I, "Critique officielle"). Quelques mois plus tard, les Amis considèrent que Piaget les dépasse du point de vue scientifique: "Nous avons tous convenu que, outre un conchyliologiste, très calé en sa matière, les Clubistes sont d'assez médiocres Amis de la Nature" (P.V., 13/7/11). Comparé à un autre Ami dont les exposés sont aussi "excellents", Piaget est dit "plus scientifique, plus savant" (P.V., 27/1/11). Lorsqu'à la première séance de l'année, le secrétaire du Club se livrait à des "discussions philosophiques" sur ses camarades, Piaget s'en tirait toujours le mieux: "bon sécretaire adjoint, parfait sécretaire crapaud, admirable conchyliologue, on pourrait encore en dire beaucoup" (P.V., 12/1/11).
Le "comité crapaud" dont Piaget était le secrétaire fut établi dans les premières années du Club, puis reconstitué en 1912 à l'initiative de Juvet.[36] Or, appartenir à ce comité était en soi une vertu scientifique. "Le travail de Piaget", dit-on par exemple en 1911, "est comme toujours très bien et très conscieusement fait, rien d'étonnant à cela, je le répète, il est du comité crapaud" (P.V., 27/1/11; voir ch. III). Un procès-verbal de 1912 comprend le portrait suivant:
"Voyez Jean Piaget, membre de plusieurs sociétés savantes à sa table de travail dans son laboratoire de conchyliologie, désordre scientifique de ci, désordre scientifique de là; flacons, éprouvettes, bouteilles, livres, poussière et bouquins, tout pêle-mêle, les grands esprits n'ont point d'ordre. Dans ce chaos le savant courbé sur un microscope, penché sur un exemplaire indéterminé, passe les nuits à écrire, à attraper de l'anémie cérébrale, à travailler comme un fou à répandre ses écrits dans toutes les revues savantes, scientifiques et conchyliologiques du globe." (P.V., 25/1/12).
Quelques années plus tard, alors que les Amis se reprochent d'avoir délaissé les sciences naturelles, une recherche de Piaget suscite un enthousiasme plein d'espoir: "Son travail est excellent quoi! il est de Piaget". On le déclare "épatant" et l'on souligne qu'il "est tout à fait dans l'esprit du club: 1° il est personnel, 2° il concerne la faune du pays, 3° il est sérieux" (P.V., 19/11/14; Annexe IV.20).
Outre sa participation active à chaque séance du Club comme président, secrétaire, rédacteur de procès-verbal ou orateur, Piaget joue un rôle moteur dans la poursuite de deux travaux collectifs: le catalogue des batraciens déjà mentionné et l'étude du Loclat (ou lac de Saint-Blaise), petit lac près de Neuchâtel auquel le Club s'intéressait depuis longtemps. Avec Marcel Romy, un autre Ami de la Nature, il fait paraître en 1912 un catalogue des mollusques du Loclat, complétant ainsi les recherches publiées par le Club en 1907. [37]
L'apport de Piaget aux Amis de la Nature répond aussi au fait que le Club est le centre de la vie sociale autonome d'un groupe d'adolescents. Les procès-verbaux nous permettent d'entrevoir cette vie sociale, surtout lors des séances. Celles-ci, même si elles "singent" parfois les rites des sociétés savantes, sont loin de ressembler à des réunions purement académiques et donnent aux Amis l'occasion de socialiser dans un environnement autonome qui ne fonctionne que grâce à leur initiative.
L'atmosphère était souvent drôle, et Piaget semble y avoir fortement contribué. Dans le récit du pittoresque déménagement de décembre 1912, fait en trois voyages "avec des charrettes tirées par les membres, avec des bocaux et d'animaux empaillés, tout le monde chantant", on s'amuse à décrire Piaget ceint d'un collier "formé d'un crustacé de respectables dimensions, d'hippocampes, de squelettes divers et de plusieurs autres choses".[38] Dans une réunion préparatoire, il avait défendu, "avec cette verve et cette chaleur que vous lui connaissez", l'idée de déménager en faisant "un monôme à travers la ville, chacun portant un meuble ou un objet quelconque" (P.V., 5/12/12). Après une course, lorsqu'on lui réclame un "discours présidentiel", il "se met à vider ses poches pour se mettre à l'aise, puis commence à rire, mais d'un rire inextinguible et communicatif. Enfin il se rassoit et bafouille quelques mots sans queue ni tête".[39] Les procès-verbaux qu'il rédige sont parmi les plus amusants de l'époque, et montrent bien l'ambiance des Amis de la Nature et à quel point il y contribuait (voir Annexes I et II).
La vie intellectuelle des Amis de la Nature
Depuis la création du Club en 1893, les Amis de la Nature présentaient des travaux qui sortaient du cadre de la description naturaliste. Les sujets les plus populaires étaient les arthropodes, les poissons, les reptiles et les batraciens, suivis des mollusques et de questions géologiques et botaniques. Néanmoins, les biographies, les théories et l'histoire n'étaient pas délaissées (Bovet avait ouvert la voie en 1894 avec son travail "Superstition et science. Pline et ses erreurs").
Toutefois, par rapport à d'autres périodes de l'histoire du Club, les années 1910-1915 semblent particulièrement riches en discussions philosophiques. Début novembre 1912, le Club est partagé en sections. Piaget appartient (avec Romy) à la section de malacologie; Juvet, à celles de mathématique-physique-chimie et de botanique; Piaget et Juvet forment la section de philosophie (P.V., 7/11/12). Une "section littéraire pour l'étude de la Nature chez les écrivains" est créée deux semaines plus tard, lors d'une séance tumultueuse où Piaget défend la nouvelle division contre le refus intransigeant de Juvet (P.V., 21/11/12). En 1915, après avoir entendu les conférences publiques de Piaget et de Juvet, "Biologie et Philosophie" et "La tendance néo-darwinienne en biologie", un honoraire indigné rappele que l'idéal des Amis "n'est pas de philosopher, mais d'observer" (voir Annexe IV.22). La remarque se justifiait même au-delà des exposés incriminés, car les Amis passaient une bonne partie de leurs séances à discuter les théories biologiques et la philosophie de la science.
Les Amis de la Nature, en effet, se passionnent pour le statut de la science relativement à d'autres formes de connaissance. En novembre 1913, par exemple, Etienne Rossetti fait un exposé sur le scientisme et le pragmatisme. Les scientistes, "rationalistes, positivistes et intellectualistes", croyaient que l'activité pratique est la conséquence de la science; les pragmatistes, en revanche, voyaient la science comme un résultat de l'action. Leur but était toutefois commun: "penser la science".[40]
Le travail de Rossetti met en relief l'intérêt des Amis de la Nature à "penser la science" et les auteurs à travers lesquels ils poursuivaient cet intérêt. Dans ces années d'avant la Première Guerre Mondiale, les doctrines "pragmatistes" d'un Henri Bergson (1859-1941) suscitaient des débats passionnés dans le monde de la philosophie. S'y opposait un auteur que Rossetti mentionne à titre de "scientiste" exemplaire, le biologiste Félix Le Dantec (1869-1917), farouchement lamarckien, moniste, matérialiste, déterministe et athée. Ce sont précisément Bergson et Le Dantec qui polarisent Piaget et Juvet.
Né la même année que Piaget, Juvet sera comme Piaget l'un des proches élèves du philosophe Arnold Reymond (1874-1958) au Gymnase cantonal de Neuchâtel; juste après la Grande Guerre, il fera comme lui un séjour parisien avant de regagner Neuchâtel comme professeur à l'Université. L'amitié entre les deux hommes date bien entendu de l'époque qui nous occupe — "années bienheureuses", dit Piaget, "où nous unissions avec passion le culte des sciences naturelles [...], celui de la discussion philosophique et celui de l'amitié".[41]
Juvet fait partie des Amis de la Nature entre 1912 et 1916; très dynamique, il est avec Piaget l'un des moteurs du Club. Se réclamant toujours de Le Dantec, il est connu comme "mathématicien endurci" et "philosophe matérialiste". Un de leurs amis de jeunesse, le mathématicien Rolin Wavre (1986-1949), écrira que, vers 1913-1916,
"seul le titre de philosophe nous paraissait enviable; les sciences particulières, semblaient n'être qu'un vain jeu, si passionnés que nous fussions pour certaines d'entre elles, si elles ne conduisaient pas à la synthèse toujours rêvée de nos aspirations rationnelles, religieuses et morales. Juvet cependant se montrait plus avide que nous d'un savoir positif. Ce n'était pas aux mathématiques supérieures qu'il le demandait alors; c'était pour une grande part au biologisme chimique de Le Dantec".[42]
A la même époque, au contraire, Piaget se déclarait bergsonien. Son bergsonisme, pourtant, apparaît moins dans ses publications que dans ses exposés aux Amis et dans les débats avec Juvet consignés dans les procès-verbaux du Club.
Piaget dans la vie intellectuelle du Club
Au Club des Amis de la Nature, l'activité de Piaget en tant qu'orateur comprend trois types de contributions: les lectures, les exposés réservés aux Amis et les conférences publiques. En 1911, il fait des lectures sur les embryons des mollusques, les rapports entre les mollusques et les autres animaux, la géographie zoologique et la pieuvre. En 1913, il improvise sur les mollusques du lac d'Annecy, mais ses lectures, tirées de Bergson, portent sur l'évolution des êtres organisés et sur l'évolution créatrice (voir Annexe IV).
Le développement vers la philosophie que reflètent ces lectures se retrouve dans les exposés. La plupart relèvent de la malacologie, mais en septembre 1912 déjà, Piaget essaye de démontrer "la vanité de la nomenclature" à l'aide de la philosophie bergsonienne (ch. VI). En 1913, il présente une critique de ce qu'il croit être la notion mendélienne de l'espèce (ch. VIII). En 1915, il disserte sur "Biologie et philosophie". La fréquence de ses exposés strictement malacologiques diminue à mesure qu'il évolue vers la philosophie et s'éloigne de l'histoire naturelle apprise de Godet. Néanmoins, entre 1910 et 1916, il publie trente articles de taxinomie malacologique, et n'abandonne le domaine qu'après sa thèse ès sciences de 1918 (mentionnée plus haut). [43]
Le Club commence à faire une place accrue à la philosophie à partir de 1913, au moment où Juvet devient très actif comme Ami de la Nature. En février 1913, son exposé sur le transformisme excite tout le monde.[44] Rossetti l'accuse de s'abriter à l'ombre de Le Dantec; "Piaget est saisi d'un furieux accès d'éloquence, Juvet aussi, Rossetti aussi, Romy aussi"; ensemble, ils feront "un interminable quatuor d'au moins une heure" (P.V., 13/2/13). Bien qu'il soit impossible de reconstituer les détails de cette brûlante discussion, quelques indices permettent d'y déceler un Piaget fermement bergsonien.
Le procès-verbal indique qu'à un moment de la discussion, Piaget "compare la vie à un bras qu'on plonge dans un seau de grenaille". Cette comparaison trahit le fond du débat. Elle évoque l'une des fameuses images motrices de L'évolution créatrice par laquelle Bergson veut faire comprendre comment la nature est arrivée à construire une structure aussi compliquée que l'oeil. Le philosophe demande au lecteur d'imaginer une main traversant de la limaille de fer "qui se comprime et résiste" à mesure qu'elle avance, puis il explique que "le rapport de la vision à l'appareil visuel serait à peu près celui de la main à la limaille de fer qui en dessine, en canalise et en limite le mouvement".[45]
Trois mois plus tard, en mai 1913, lorsque Juvet lit quelques passages de Le Dantec, "Piaget grille d'envie [...] de recommencer la légendaire discussion du poing enfoncé dans une caisse de grenaille" (P.V., 8/5/13). Le débat n'est réédité qu'en octobre, à l'occasion de quelques fragments "contre les mécanistes" que Piaget lit dans L'évolution créatrice. Juvet estime que la lecture de son ami donne "un échantillon le plus pur de style finaliste et d'expressions scolastiques". Que sont, demande-t-il, "la Marche de la Vision, l'Élan Vital, sinon des mots vides de sens"? Il critique alors "le finalisme de cette lecture, et ce qu'elle présente d'offensant pour le déterminisme sans lequel aucune science ne serait possible" (P.V., 9/10/13; Annexe IV.17).
Ainsi, les procès-verbaux du Club, joints aux inédits et aux publications du jeune Piaget, nous conduisent à nuancer ses souvenirs autobiographiques. La lecture de Bergson, écrit-il, "me déçut quelque peu. Au lieu d'y trouver le dernier mot de la science [...], j'eus l'impression d'une ingénieuse construction dénuée de toute base expérimentale".[46] En vérité, de 1913 à 1915, la vie intellectuelle du Club des Amis de la Nature a été marquée par le débat Piaget-Juvet, c'est-à-dire, par l'opposition du bergsonien et du déterministe, par l'antithèse entre la philosophie de l'élan vital et le réductionnisme mécaniste.
Dans tous les cas, ce sont les questions philosophiques qui suscitent les grandes débats. En 1913, par exemple, lorsque Piaget explique "la notion de l'espèce suivant l'école mendélienne" (ch. VIII), il commet plusieurs erreurs conceptuels dont peut rendre compte son point de vue bergsonien. Cependant, on trouve l'exposé "très bon" (P.V., 4/12/13). Ce qui s'explique, puisque son substrat philosophique était resté imperceptible, et qu'en même temps tout le monde s'accordait sur sa position lamarckienne et anti-mendélienne. Les choses se passent autrement lorsqu'en octobre 1914, Piaget lit des passages d'un ouvrage du philosophe français Alfred Fouillée (1838-1912) sur "la genèse de la pensée au point de vue biologique". Le texte est écouté "dans un religieux recueillement", la lecture "est vivement applaudie" et "trouvée intéressante". Le procès-verbal ne spécifie pas la source, mais elle était sans doute le livre principal de Fouillée, L'évolutionnisme des idées-force, auquel Piaget s'intéressait à l'époque. Fouillée y explique que "le torrent des phénomènes ne coule pas d'une façon uniquement matérielle", que l'évolution n'est pas vraiment universelle sans le psychique et que les états mentaux sont autant des facteurs de l'évolution que les facteurs mécaniques.[47] Le vocabulaire et les idées du philosophe correspondent au style bergsonien du jeune Piaget. Mais Juvet n'est pas d'accord avec Fouillée et "trouve en plus qu'il y a beaucoup de mots et que le ton est précheur" (P.V., 22/10/14).
Deux fois, Juvet et Piaget font des conférences à la même séance publique du Club des Amis de la Nature. La première, en 1913, Juvet parle du transformisme, Piaget, de la vie animale dans les profondeurs des océans et des lacs. La deuxième fois, lors de la célébration de la 400e séance du Club en avril 1915, Juvet lit "La tendance néo-darwinienne en Biologie" et Piaget, "Biologie et Philosophie". Juvet fait lui-même le rapport de cette séance qu'il qualifie de "splendide, magnifique, idyllique, érotique, bouffonique". Il trouve le travail de Piaget "bon, scientifique, philosophique, etc., etc., mais débité à grand renfort de grands mots comme: déterminisme, réalité jaillissante, etc., etc." Lorsque quelqu'un lui demande ce qu'il en pense, il est tellement occupé avec ses notes qu'il "s'embrouille dans les formules et remercie Tardieu pour ses bonnes paroles". "Quelle ironie!", écrit-il dans le procès-verbal, puisqu'il "était à 100 lieues d'agréer les conclusions personnelles du conférencier, conclusions métaphysiques, transcendantales, à base de bergsonisme et de piagétisme, deux philosophies qui peut-être mèneront le monde quelque temps, mais qui finiront en enfer ou aux vieux fers" (P.V., 29/4/15; Annexe IV.22).
Remarques finales
Bien que le manuscrit de "Biologie et Philosophie" n'ait pas été retrouvé, il est manifeste que Piaget y faisait une plaidoirie bergsonienne. L'exposé reprenait le titre d'une section du premier chapitre de L'évolution créatrice où Bergson expliquait pourquoi ni le mécanisme ni le finalisme ne sont des outils adéquats pour l'étude de la vie. Selon lui, les deux points de vue tombaient dans l'erreur "d'étendre trop loin l'application de certains concepts naturels à notre intelligence"; or, écrivait-il, dès que nous sortons des cadres dans lesquels ils enferment notre pensée, "la réalité nous apparaît comme un jaillissement ininterrompu de nouveautés".[48]
En toute vraisemblance, l'auteur de "Biologie et Philosophie" est encore un bergsonien convaincu. Un an plus tôt (mars 1914), dans son premier article en dehors du champ des sciences naturelles, Piaget avait tenté de montrer que les concepts fondamentaux de L'évolution créatrice sont "en germes" dans l'Esquisse d'une philosophie de la religion d'après la philosophie et l'histoire (1897), livre du théologien protestant Auguste Sabatier dont la lecture en 1912 lui avait révélé la philosophie.[49] Sa pensée dans le domaine religieux apparaît alors comme le pendant de la vision bergsonienne qu'il avait élaborée en histoire naturelle depuis "La vanité de la nomenclature".
Recherche, Bildungsroman autobiographique et philosophique que Piaget publie en 1918 témoigne de ses efforts pour dépasser les antinomies auxquelles s'attaquait Bergson: finalisme et mécanisme, ordre géométrique et ordre vital, genres et lois. Mais alors que le philosophe cherchait une manière de connaître l'évolution créatrice de nouvelles formes organiques, Piaget subordonnera la critique de la connaissance à un plus vaste projet social. En avril 1915, lorsqu'il présente "Biologie et philosophie", la Grande Guerre fait rage depuis huit mois, Piaget est déjà membre d'un mouvement de jeunesse chrétienne, s'est rapproché des jeunes socialistes et voulait faire de son mélange "de bergsonisme et de piagétisme" le fondement théorique du salut de l'Humanité après la Guerre.[50] Ses valeurs, ainsi que son engagement moral et religieux ne disparaîtront pas par la suite, pendant les années 1920, lorsqu'il aura quitté tout mouvement organisé, rompu avec le jeune "métaphysicien et théologien" quelque peu mystique qu'il avait été, et pris le chemin de la recherche psychologique.[51]
Jusqu'alors, le Club des Amis de la Nature avait été son milieu intellectuel et social. Passionnés de science et de philosophie à une époque où celle-ci se donnait pour mission de "penser la science", les Amis de la Nature pratiquaient une science descriptive éloignée des philosophies qu'ils aimaient à débattre. Les désaccords métaphysiques s'accompagnaient d'un accord fondamental quant à la valeur cognitive de la science. C'est pourquoi la position de Piaget était singulière. S'il ne démentait pas cet accord-là — étant après tout le seul Ami qui appartennait à une communauté scientifique professionnelle — il n'en adoptait pas moins une philosophie dans laquelle d'autres Amis voyaient des préoccupations purement "métaphysiques et transcendantales" (comme dirait Juvet), niant en apparence la valeur de la science. Face au scientisme et au mécanisme ambiants, Piaget s'était découvert bergsonien. Comme les autres Amis de la Nature, il affichait son rejet du darwinisme, de la théorie des mutations et du mendélisme; mais il a été le seul à défendre ses opinions biologiques en s'appuyant sur la philosophie de l'évolution créatrice et de l'élan vital.
Le chemin parcouru par Piaget entre 1910 et 1915 se résume donc dans le contraste entre son travail de candidature au Club des Amis de la Nature et son dernier exposé, "Biologie et philosophie". De la description détaillée et du catalogage précis d'un mollusque spécial à notre lac, il passe aux poussées cosmiques de l'évolution créatrice. S'il n'est évidemment pas possible (ni sans doute utile) de dire ce qu'il serait devenu s'il n'avait pas été un Ami de la Nature, force est de constater que le Club était le lieu à partir duquel les Amis rejoignaient les débats fondamentaux de la biologie et de la philosophie francophones du début du XXe siècle, et que c'est en tant qu'Ami de la Nature, auteur des textes édités ci-après, que Jean Piaget fit ses premières incursions dans les champs du savoir où allait s'inscrire son oeuvre ultérieure.
Footnotes: