LE BONHEUR DAPPRENDRE ET COMMENT ON LASSASSINE
F. de Closet
AVANT DIRE
Apprendre, cest une fonction sociale. Tout pays développe, fonde
sa puissance sur le niveau intellectuel de la population et fait de lécole
le creuset de la nation. Mais, Apprendre, cest aussi une épreuve. Les
générations sont lancées les unes après les autres dans une gigantesque compétition
qui mise davantage à sélectionner les meilleurs quà instruire les moins
bons. Notes, bulletins, classements, résultats ponctuent nos années détudes
et deviennent la météorologie de notre jeunesse.
Le schéma pédagogique organise méthodiquement la transmission des savoirs
entre des enseignants et enseignés. Toute autre forme dapprentissage
est ignorée. Quant à lenfant, il ne sera jamais jugé sur ce quil
sait, mais sur ce quil doit savoir.
Apprendre, cest un enjeu, celui de toute une vie. Les premiers de la
classe deviennent des gens importants, riches et considérés ; les derniers
forment la triste cohorte des pauvres, des chômeurs, des exclus. Cette loi
nest pas toujours vérifiée mais elle est connue de tous dès lécole
primaire. Est-il naturel que 15 ou 20 ans détudes ne produisent que
des consommateurs téléphages victimes consentantes de tous les racolages ?
Est-il normal dapprendre tant de choses dans lenfance et den
perdre le goût à lâge adulte ?
Réflexion sur notre système éducatif et sur le sort quil réserve
à nos enfants. Vise-t-il à les former ou à les sélectionner ? A leur
donner un emploi ou une culture ? Peut-il encore concilier ces objectifs
de plus en plus contradictoires ? (école accablée par des missions incomparables,
chargée de responsabilités insupportables). Aujourdhui, les murs de
lécole se sont effondrés, les salles de classe sont envahies par toutes
les tensions, toutes les angoisses, toute la violence dune cité malheureuse
et convulsive. Mais une société malade ne se guérit pas en changeant lécole
de tous ses maux.
CHAPITRE 1 : APPRENDRE, A QUOI BON ?
Force est de constater quaucun pays ne pousse aussi loin la célébration
de son patrimoine littéraire, ne donne une telle importance à la connaissance
des uvres passées et, en dépit des récentes réformes, ne réalise un
tel investissement pédagogique pour entretenir cette flamme au fil des générations.
Il existe sur ce point une spécificité sinon une exception française. Les
lecteurs qui lisent plus dun livre par mois représentent un bon tiers
de la population.. A lopposé les non lecteurs, définitivement allergiques
à la galaxie Gutenberg, en forment un quart. Entre les deux sétire la
masse des « occasionnels » qui vit au rythme du livre trimestriel.
On découvre quen 15 ans le pourcentage de lecteurs a augmenté chez les
adultes et diminué chez les jeunes. Un déclin que lon impute à la télévision,
sans penser que dans la même période, la scolarité na cessé de sallonger
et qu un effet aurait pu compenser lautre. Mais non, la jeune
génération étudie plus longtemps et lit moins souvent. Que reste-t-il de cette
longue initiation, de ces heures innombrables pendant lesquelles des professeurs
de lettres se sont efforcés de faire partager leur passion, que reste-t-il
à lheure du bilan ?
Linculture scientifique
La majorité des Français préfère reporter son attention sur le fatras
des pseudo-sciences qui, de lastrologie ou spiritisme, ne se sont jamais
mieux portées qu en cette veille du 3ème millénaire
. Voilà des sujets qui font exploser laudimat à la télé comme dans les
salons.Ce nest pas limpossibilité ni même la difficulté de comprendre
qui bride lappêtit des Français, cest tout simplement le manque
dintérêt.
Le goût tardif de la musique
Comment admettre que des millions de Français abandonnent tout intérêt pour
ces disciplines après quelles leur ont été enseignés tandis que des
personnes qui nont pas bénéficié de cette initiation première éprouvent
le plaisir de la découverte quand loccasion leur en est offerte ?
Tel est le miracle de lécole. Un bon professeuresseur peut captiver
les classes rétives et rendre vivants les enseignements les plus abscons.
Ainsi le corps enseignant, par sa qualité densemble, masque-t-il les
imperfections du système. Les professeurs sefforcent de donner à ceux
qui y croient encore des recettes pour décrocher un diplôme. Cest ce
que les familles demandent, ce quelles exigent, et cela ne laisse guère
de place à linvention pédagogique. Les parents attendent de linstitution
scolaire quelle apporte une formation, certifiée par des diplômes, qui
donne les meilleures chances sur le marché du travail. Le rêve dune
école qui répand le savoir pour lui-même, indépendamment de son utilisation
économique, na plus cours. La préférence accordée à lenseignement
utile, celui qui permet de réussir des examens puis de trouver du travail,
est dautant plus forte quelle vient dabord des familles.
Quant à la démocratie française, elle a besoin de citoyens cultivés
et pas seulement instruits, car on nentre pas dans la civilisation avec
la technique, mais avec la culture. Cest linitiation qui suppose
leffort et lapprentissage avant doffrir la satisfaction
et le plaisir. Or les classes du collège mêlent les futurs scientifiques,
les futurs économistes et les futurs littéraires. Aux uns, il
faut donner les meilleures bases pour continuer ; aux autres, les meilleures
bases pour arrêter. Plus que jamais, les jeunes Français doivent acquérir
les bases dune culture vivante et pas seulement dun savoir professeuressionnel.
Finalement
le corps enseignant sefforce désespérément de transmettre le savoir
dont il est dépositaire à une population scolaire qui lui demande tout autre
chose : la réussite, du moins, le « non échec » scolaire.
CHAPITRE
5 : LECONOMIE CIVIQUE
Lenfant qui ne suit pas, qui accumule les mauvaises notes, se persuade
quil est incapable, prend lécole ne grippe et bloque ses capacités
dapprentissage. Un enseignement trop ambitieux engendre ce redoutable
sentiment déchec. Lécole a fermé son enseignement au moment où
elle ouvrait ses portes, elle a renforcé le caractère élitiste de son
discours à mesure que saccentuait le caractère populaire de son public.
Léducation civique était clairement un enseignement de culture. Lobjectif
officiel était de développer chez lélève le sens de lintérêt général,
le respect de la loi, lamour de la République. Pour cela, lélève
doit être éclairé, être instruits des droits et devoirs que le citoyen exerce
pleinement à sa majorité. Pour ces équipes qui font les manuels scolaires,
tout va bien dès lors que le contenu du livre correspond aux instructions
de lEducation Nationale. Si lenfant ne suit pas, cest
un mauvais élève.
Les petits économistes : Les collégiens de onze ans devaient au plus
vite apprendre les premières notions qui leur seraient indispensables à Sup
de Co. Les enfants naiment pas lire, tout le monde le sait. Il faut
les instruire par limage, cest leur nouveau langage et cest
la grande mode de lédition scolaire, qui peut ainsi vendre plus cher
des albums plaisamment illustrés et chichement commentés. Apprendre, ce nest
plus comprendre, cest mémoriser. Je ne connais pas de meilleure voie
de garage pour stériliser cette richesse de lesprit juvénile :
la curiosité.
CHAPITRE 6 : RACONTE-MOI
LA PHYSIQUE
Je ne conçois pas déducation qui ne repose dabord sur la discipline
et le travail. Lécole nest ni un club de loisirs, ni un parc dattractions,
ni un syndicat dinitiative, ni, à lopposé, un centre dapprentissage,
cest dabord et avant tout un temple de la pensée. Quand on a lenvie
dapprendre, on y arrive toujours. Si le collégien est captivé par lhistoire,
il le sera également par les explications. Il voudra comprendre et fera leffort
nécessaire pour y parvenir.
CHAPITRE 7 : LA LOI DISCIPLINAIRE
Merveilleux pays qui apprend à ses fils toutes les langues étrangères sans être
capable de leur en faire parler une seule ! A force de céder aux disciplines
et aux groupes de pression, la France finit par présenter les menus les plus
copieux et les caves les plus fournies. Tous les gastronomes savent pourtant
quun choix trop large se paie dune qualité trop basse. Nos programmes
sont, sur de nombreux points, en avance dune année sur ceux des pays qui
nous entourent, constate A. Prost. Le programme actuel des terminales est, pour
une bonne partie enseignée à luniversité dans les autres pays.
Les inspecteurs généraux, grands patrons des disciplines, vivant très loin des
salles de classes, qui, par tradition, pencheraient vers le conservatisme, mais
qui, soucieux de ne pas passer pour de vieilles barbes, sont facilement ébaudis
par les dernières théories à la mode.. Le collégien ne doit recevoir à ce stade
quun savoir de culture générale et non pas une formation préuniversitaire
qui naurait aucun sens pour tous ceux qui ne poursuivront pas dans cette
matière. Or lorsque les programmes se rédigent en commission, les spécialistes
travaillent entre eux, chacun détenant un savoir très supérieur à celui qui
doit être transmis. Quun professeur de lettres du secondaire et
non du supérieur, réputé pour le sens pédagogique quil a manifesté dans
ses classes et pas pour ses publications savantes, prenne en charge des programmes
de sciences, voilà qui me semblerait fort bien. A force de consulter, denquêter,
de lire et détudier, de voir tout ce qui a déjà été fait, de guetter les
réactions des enfants, de prendre les avis du maître, ils finiront par en savoir
assez pour préparer des programmes de sixième ou de cinquième avec laide
des spécialistes.
CHAPITRE 8 : LE COMPLOT
PEDAGOGIQUE
Bons ou mauvais, les programmes ne sont jamais quune intention, disons
une partition ; ils trouvent leur réalité dans linterprétation quen
fait le corps enseignant. Les anciens maîtres ont des titres qui attestent un
niveau élevé dérudition qui leur octroient la faculté denseigner.
Ils nont pas à proprement parler « appris ce métier », ils nont
pas étudié la psychologie des élèves, les méthodes dapprentissage et encore
moins la façon de sadresser à une classe, de susciter la curiosité,
de maintenir lintérêt, de maîtriser son expression physique et vocale,
déviter les tics et expressions répétitives, daffronter les situations
diverses et soudaines qui peuvent survenir Pour Milrer, la volonté dimposer
la pédagogie devient un complot contre le savoir. Leur idéal, cest
une carrière dont le parcours est déterminé par un niveau de connaissances
initial dûment sanctionné par un concours. Pas question davoir à se justifier
sur une pseudo qualité de leurs cours. Un agrégé est professeuresseur, un point
cest tout. Cette conception est à peu près compatible avec un enseignement
de classe terminale dans des lycées délite, mais que vaut-elle dans une
cinquième de collège populaire ? Une classe de jeunes enfants, voire dadolescents,
nest-elle pas un auditoire différent dun public adulte ?
Ne faut-il pas montrer comment on prend des notes, comment on rédige, comment
on organise son travail, ne faut-il pas suivre la progression des uns et des
autres, savoir donner à propos les encouragements et les sanctions ?
Il est bon dapprendre aux enfants à chercher linformation dans une
documentation au lieu de la recevoir toute digérée dans le cours. Mais
à qui fera-t-on croire que la confrontation dun enfant de 12 ans
à des textes réglementaires, est plus formatrice quune bonne explication
donnée par le maître, que lon est dès le plus jeune âge décrire
des notes de synthèse sur une série de pièces disparates ? La crispation
sur le rituel scolaire des années 50 nest plus tenable, car elle implique
une coopération de lécole et de la famille qui nexiste plus :
aujourdhui la première doit suppléer, voire remplacer la seconde. En outre,
lémancipation des jeunes et linfluence de la télévision sont des
faits irréversibles. Lenfant, quil soit fils de famille ou fils
de Rmiste, est immergé dans ce monde bruyant, séducteur, racoleur et obsédant,
dans ce bouillonnement de sensations et dinformations, dans ce zapping
généralisé qui montre tout sans jamais se donner le temps dapprofesseurondir.
Ne nous attardons pas à cultiver la nostalgie des époques révolues, cest
cette génération quil faut instruire et pas une autre. Le lycée
a perdu la complicité familiale mais a découvert la concurrence médiatique.
La discipline scolaire doit trouver sa place dans une éducation permissive.
Peut-on imaginer que lécole serait seule à ne pas changer dans un monde
en plein bouleversement ? Larchipel pédagogique est devenu une puissance
considérable, et les malins ont compris quil est moins pénible denseigner
à enseigner que denseigner. Beaucoup dIUFM ont été colonisés
par les pédagogues à la nouvelle mode et nenseignent quune didactique
théorique et jargonnante ; dautres, en revanche, sefforcent
dapporter un véritable savoir-faire professeuressionnel. Finira-t-on par
armer les futurs enseignants afin quils puissent surmonter les épreuves
qui les attendent ? Cest un enjeu décisif pour lavenir de lécole !
Cette aide dont les enseignants particulièrement les jeunes, ont besoin ne leur
sera pas apportée par des chercheurs en laboratoire. En ce domaine, cest
lexpérience qui conduit à la connaissance. Elle ne sacquiert quaprès
avoir affronté les classes les plus diverses, avoir douté, sêtre trompé,
avoir essuyé des échecs et remporté des succès, avoir multiplié les initiatives
pour faire peu à peu le tri entre « ce qui marche » et « ce qui
ne marche pas « . Cest ainsi quau fil des ans certains
enseignants qui ont out à la fois la passion de leur métier et le sens
de la pédagogie accumulent un capital qui surpasse toutes les études théoriques.
Mais aujourdhui ce capital dépérit faute dêtre considéré. Le reconnaître,
ce serait admettre quil existe de « bons » professeurs et de
« moins bons », ce serait briser le tabou. Le jour où les meilleurs
professeurs deviendront les tuteurs des novices, où lon entrera
dans la carrière, cest-à-dire dans les premières classes, conforté par
un aîné qui ne prodigue pas de grands discours mais, très concrètement
, donne de discrets conseils, corrige des premières maladresses, alors un grand
pas aura été fait. Tous les professeurs sétonnent de la différence
entre les élèves quils ont été et les élèves quils doivent
instruire.. Les nouveaux lycéens sont mal dans leur peau, méfiants, inquiets,
indifférents. Ils se veulent utilitaristes, mais ils nont pas le mode
demploi, ils ne connaissent pas tous les rouages du système, ils
sont mal conseillés par des familles aussi perdues queux. Alors, ils font
au plus juste. Ils veulent des méthodes plus que de la culture. Ils préfèrent
le contrôle continu qui atténue les risques. Le recrutement dans lEducation
Nationale se fait sur diplôme, cest-à-dire sans tenir le moindre compte
des motivations ou des aptitudes personnelles. Ces fameuses « qualités
humaines » qui intéressent tant les entreprises sont superbement ignorées
par l administration. Dans une entreprise normalement gérée, les
postes difficiles iraient à des professionnels expérimentés tandis que
les classes sans histoire seraient confiées aux novices. Ces nouveaux collégiens
et nouveaux lycéens sont-ils en état de recevoir un enseignement secondaire
classique ? La réponse ne se trouve pas seulement dans les programmes,
mais dabord à lécole et dans la société. Lorsque les enfants ont
pu décrocher un emploi et sinstaller dans la vie, existe-t-il un seul
parent pour regretter davoir privilégié la réussite scolaire au détriment
de lépanouissement de la personnalité ? Un consensus inavoué
pousse lécole à se concentrer sur sa mission « utile » au détriment
de sa vocation culturelle. Dans tous les savoirs de base, les connaissances
nont pas diminué. Et elles se sont, au contraire, accrues sur le long
terme. Lélite scolaire daujourdhui est plus nombreuse que
celle dautrefois, et elle est en moyenne, de meilleur niveau général.
Les jeunes les moins formés daujourdhui le sont pourtant davantage
que les moins formés dautrefois. On bute là sur des difficultés qui tiennent
autant à la société dans son ensemble quà lenseignement en particulier.
Lécole nest pas la cause de tous nos dysfonctionnements , elle ne
peut pas non plus en être le remède. Entre les défenseurs dun enseignement
élitiste, sauvegarde de notre culture, et les partisans dun enseignement
de masse, gage de justice, le débat ne peut être que passionné. Tout indique
que les élèves de 6ème sont, en moyenne, moins bons aujourdhui
quil y a 30 ans, mais quils sont infiniment plus nombreux,
et que les élèves des grandes écoles sont probablement meilleurs. Autrefois,
les deux mondes étaient non seulement distincts mais totalement séparés, et
la jeunesse était répartie dans lun ou dans lautre par le sort dun
déterminisme social tout puissant. Ce nétait plus la famille qui se reproduisait
au fil des générations, cétait la société. Le système tournait bien, mais
il offensait les principes démocratiques. Ajoutons, pour être équitable par
rapport à la situation actuelle, quen ces temps lointains le chômage nexistait
pas et que le succès scolaire entraînait un succès professionnel équivalent.
Les diplômes ne conduisaient pas à lANPE. En 59, scolarité obligatoire
jusquà 16 ans, la France a besoin dune main-duvre plus
instruite, elle doit donc accroître son effort de formation. La création du
collège unique (Haby 1975) constitue laboutissement
naturel dune double évolution, lune démographique, lautre
démocratique. Chaque enfant est présumé apte à recevoir lenseignement
secondaire, et chaque professeur doit pouvoir le délivrer à un échantillon représentatif
de la population française. Cette réforme fait du secondaire un enseignement
de masse, alors quil a été conçu comme un enseignement élitiste. A travers
le collège unique, lEtat sest déchargé sur lEducation Nationale
dun problème majeur celui de linégalité. Lécole doit
pallier toutes les insuffisances de la société. Condamnée à jouer les doublures
de la DASS, lEducation Nationale nest pas pour autant
déchargée de sa mission première : dégager et former une élite. Les années
50 furent la grande époque de lenseignement technique et professionnel.
Pour un enfant douvrier, entrer dans un CET afin de devenir électricien
représentait une promotion, une réussite scolaire. Il en allait de même pour
les formations professeuressionnelles qui ouvraient un espoir de qualification
supérieure par rapport à la formation sur le « tas ». En 1967, le
concours dentrée dans les CET est supprimé : ils seront destinés
à recueillir ceux qui sont incapables de suivre dans la filière générale (filière
technique au sens large, transformée en voie de relégation). cest ainsi
que sinstalle la malédiction : la sélection par léchec. Dans
notre société entière centrée sur la réussite scolaire, le droit de réussir
se transformait pour le plus grand nombre en droit déchouer. Situation
aggravée par le flux montant du chômage qui vient battre les murs de lécole.
On ne travaille plus pour faire plaisir à ses parents, pour être en tête de
sa classe, on lutte pour la survie. Officiellement, on nélimine pas, on
oriente. Etre orienté, cest être éliminé , point final. Cest tout
le primaire qui se déverse dans le secondaire, cest-à-dire qui lui repasse
les problèmes quil na pas résolus. Le premier de tous cest
lhétérogénéité. Par quel tour de passe-passe pédagogique allait-on faire
la même leçon à des élèves différents ? Cette hétérogénéité traduit un
double décalage. Sur le plan culturel, la plupart des nouveaux collégiens sont
professeurondément déroutés, car ils nappartiennent pas à lunivers
du secondaire, et sur le plan intellectuel, un certain nombre dentre eux
nont pas le niveau intellectuel requis pour un tel enseignement. Que faire ?
Or laccès à cette culture intellectuelle exige des conditions déducation
préalable : sécurité affective, dialogue avec les enfants, habitudes dautonomie
dans les comportements, que les milieux défavorisés ont plus de difficultés
à donner à leurs enfants. Cest pourquoi une éducation compensatrice,
un soutien, doivent dabord être une éducation affective et sociale permettant,
avec lépanouissement des élèves, linvestissement affectif positif
de lécole. Ce qui convient à la masse de la population, ce nest
pas cette culture prestigieuse quattendent familles et élèves, cest
un enseignement plus concret, plus proche des préoccupations quotidiennes des
élèves, plus attentif à leurs débouchés professionnels. Une démocratisation
qui reviendrait à placer les uns et les autres dans la même compétition sans
toucher au contenu de lenseignement ne pouvait être quun jeu de
dupes. Tandis que les classes se démocratisaient, lenseignement devenait
plus abstrait, plus théorique, lévolution des contenus enseignés a aggravé
la distance culturelle qui sépare lenseignement de son public. Pour attaquer
la scolarité du collège, lélève doit posséder des bases suffisantes en
français et en mathématiques. Avec le passage généralisé en 6ème,
cette condition nest plus remplie. Mais nest-ce pas aussi le rôle
de lécole de sadapter aux activités et aux attitudes des enfants
qui ne bénéficient pas dans leur milieu des conditions éducatives naturelles
aux familles favorisées.
CHAPITRE 10 : LA STRATEGIE
DE LA SURVIE
Confrontée à la situation impossible du collège unique, lécole réagit
selon sa logique propre : notation, sélection, redoublement, élimination.
Elle na pas à faire preuve dune sévérité particulière, ses programmes
sont suffisamment inadaptés pour que les nouveaux arrivants perdent pied. A
ce jeu, le taux de doublement fait un bond impressionnant. Au début des années
80, il ny a plus que 40 % des terminales à navoir jamais expérimenté
le surplace. Les mauvais élèves ne sont pas plus nombreux à présent quautrefois.
Simplement, naguère, on les stockait en douceur dans les sections de fin détude,
et la société, miracle des années dexpansion, les absorbait ensuite. Désormais,
ils entament leur cursus général , donc on les voit. Désormais, on évite lorientation-élimination,
on favorise le passage dans la classe supérieure, voire dans la filière
désirée. Au cours des années 85-95, les statistiques du redoublement déclinent
autant quelles avaient monté entre 75 et 85. Il est vrai que le redoublement,
spécialité assez typiquement française, na jamais été une solution en
soi et que son application systématique traduisait plus une nécessité délimination
quune volonté de rattrapage . Mais sa réduction ne correspondait
pas davantage à une stratégie pédagogique. La suppression des redoublements
dans le secondaire entraîne que beaucoup de candidats passent le bac avec un
niveau très inférieur à ce quon pourrait attendre : cependant, par
nécessité politique, par raison démagogique, il importe quune bonne partie
dentre eux soient déclarés admis. La diversité du bac, qui nest
plus une épreuve unique et, en dépit du label commun, correspond à des niveaux
de connaissances très différents selon les sections. Pour les jeunes, la valeur
absolue du diplôme, cest-à-dire son contenu, est moins important
que sa valeur déchange. Ils nattendent pas un certain niveau de
connaissance et de culture, ils attendent un titre qui facilite leur insertion
sur le marché du travail. En fin de 3ème, les redoutés conseils de
classe proposent une « orientation » à une moitié des élèves qui viennent
de milieux défavorisés, mais à 13 % seulement de ceux qui ont une famille favorisée.
En terminale, ils ne seront plus quun tiers, et les rejetons de cadres
82 %. Cette immense cohorte des élèves en situation déchec est plus que
jamais marquée par un impitoyable déterminisme social. A lopposé, lenquête
constate que les « bons » élèves bénéficient dun soutien familial
constant, qui ne se limite pas à une « surveillance » mais qui implique
une véritable assistance. Lhétérogénéité était bien plus sociale
quindividuelle, elle mêlait non seulement des collégiens différents, mais
des milieux totalement dissemblables. A. Prost : « Contrairement aux
intentions qui avaient présidé à sa création, le collège unique nest pas
linstrument dune démocratisation, mais un filtre efficace qui réserve,
en fait, aux élèves originaires des milieux sociaux favorisés une place
privilégiée dans les filières les plus prestigieuses. Ainsi, tandis que le collège
unique sefforçait tant bien que mal de donner une chance aux défavorisés,
les favorisés eux, mettaient au point les stratégies qui leur permettraient
de conserver leurs avantages. Ils voient immédiatement le danger que les classes
hétérogènes faisaient courir à leur progéniture. En théorie, tous les
enseignants se valent, cest le dogme. En pratique, chaque établissement
connaît les meilleurs et, mine de rien, les regroupe dans ces classes délites.
Dès le départ, il faut éviter lenlisement dans les classes hétérogènes,
cest là que la stratégie des familles va se déployer dans toute son inventivité.
Le jeu des options sest imposé comme le plus sûr moyen dobtenir
lécole et la classe de son choix. Par un choix subtil des matières, une
utilisation astucieuse des contraintes liées aux horaires, il fut possible de
recréer sans le dire des classes de niveau, de niveau élevé bien sûr. Les familles
bourgeoises se battent pour avoir les meilleurs établissements, les autres pour
éviter les pires (classes moyennes ou populaires). Il y a 30 ou 40 ans, ces
nouveaux lycéens nauraient eu droit quà une scolarité courte qui,
cessons de fantasmer sur le passé, ne laissait quun bagage bien mince.
La seule façon de mettre les enfants à égalité de chances, cest de les
retirer à leur familles. La naissance pèsera toujours très lourdement dans la
réussite scolaire. Et nulle pédagogie différenciée ne pourra corriger tout à
fait lavantage décisif quapporte le soutien familial. Dans le climat
actuel, il nexiste guère que deux sortes de parents : une majorité
qui se bat pour ses enfants et une petite minorité qui ne sen occupe
pas. Tout examen, tout concours implique des reçus et des recalés, cela sappelle
la compétition. Encore faut-il que de vraies perspectives professionnelles,
pas les mêmes évidemment, souvrent devant ceux qui ont échoué. Lorsque
le succès du vainqueur nentraîne pas lécrasement du vaincu, la compétition
est morale et saine tout à la fois. Le vrai problème de lécole en France,
ce nest pas lentrée mais la sortie (savoir quon se retrouvera
dehors sans rien). Les savoirs ne sont que des instruments pour atteindre un
autre but. Ils nont pas de valeur intrinsèque.. Cest dire quon
ne fait rien par goût. LEducation Nationale nest plus une machine
à former les esprits, mais à sélectionner les producteurs depuis les ouvriers
non qualifiés jusquaux dirigeants. Passé une certaine intensité, la pression
compétitive tue la curiosité intellectuelle. On ne peut pas courir deux lièvres
à la fois.
CHAPITRE 11 : LE DIPLOME
POUR TOUS
ET POUR RIEN
Les Français ont vu dans lécole un remède anti crise, et, confrontés
à lalternative réussite ou chômage, ils ont vite fait le pire de tous
les choix : la poursuite détudes non professeuressionnelles à des
fins professeuressionnelles. Les Français subissent la loi du diplôme sans
être toujours conscients du rôle central , impérial quil joue
dans notre société. Dans notre pays, le parchemin ne donne pas seulement un
brevet de compétence, il fixe un destin. En France on devient chef au nom
de sa réussite scolaire. De bas en haut de léchelle sociale, les places
sont numérotées, et chaque numéro correspond à un titre scolaire ou universitaire.
Des millions demplois sont pourvus au terme dune épreuve théorique
et anonyme qui assure une carrière à vie, une carrière déterminée par le cours
prévisible de lancienneté. Lallongement des études, lamélioration
de linstruction furent les vecteurs du progrès social, on ne saurait
loublier : malheureusement , ils ont cessé de lêtre , voilà
ce quon ne peut ignorer et qui change complètement lévaluation
de notre « actif ». La machine économique, dans son expansion, exige
donc une élévation des qualifications, une amélioration de linstruction.
Ce nest pas un objectif socioculturel, cest un impératif technico-économique.
Notre pays délivrera au moins trois fois plus de diplômes de haut niveau quil
noffrira demplois correspondants. Entre un système éducatif qui
conduira les deux tiers puis les trois quarts des jeunes à un niveau égal
ou supérieur au bac et une économie qui ne crée quun quart de ses emplois
dans lencadrement, tous les éléments dune superbe explosion sont
réunis. On peut certes miser sur une baisse démographique dans 10 ou 15 ans,
mais en attendant
Lenquête « Jeunes » de lINSEE
prévue quen 1995 cest toujours « moins pire » dêtre
diplômé que de ne pas lêtre. Linflation des diplômes - et
par conséquent leur dévaluation est très variable selon les secteurs.
Quand les secrétaires auront un doctorat, les balayeurs un baccalauréat ,
que restera t-il aux 20 % de non bacheliers ? Un fils
de famille aisée a toujours 20 fois plus de chances quun enfant
de milieux populaires dentrer dans ces écoles : ENA, X, HEC :
lélitisme du recrutement na pratiquement pas bougé depuis 40 ans.
Un Président de la République, un Premier Ministre ont pour fonction de décider
dans des domaines quils ne connaissent pas. Et, sans cesse, ils
doivent apprécier, juger, trancher, alors quils ne sont en rien des
spécialistes de ces questions. Aucune société moderne ne peut se priver
dun système scolaire qui laisse émerger chaque année, en petit nombre,
les meilleurs éléments dune classe dâge. Un enseignement supérieur
élitaire est aussi indispensable à la survie du pays quune défense nationale.
Les conseillers du ministre, de tous les ministres savent fort bien quil
faut arrêter cette inflation diplomaniaque et réorienter les jeunes
vers des formations plus courtes, plus modestes, mieux adaptées aux
futurs emplois. Les employeurs reconsidèrent leur attitude vis-à-vis des diplômes,
les regarde avec une certaine méfiance et sintéressent aux personnalités
plus quaux qualifications.
Les élèves reçoivent des formations inadaptées aux exigences des utilisateurs
directs : les employeurs.