Introduction
Sans rien ignorer de ses fonctions de reproduction sociale, il nous faut la concevoir comme un appareil de production. Lécole ne produit pas seulement des qualifications et des niveaux plus ou moins certifiés de compétences, elle produit aussi des individus ayant un certain nombre dattitudes et de dispositions.
Dans la mesure où elle possède cette capacité, lécole a aussi le pouvoir de détruire les sujets, de les plier à des catégories de jugement qui les invalident ; du point de vue des élèves, léducation peut avoir du sens, mais elle peut aussi en être privée.
CHAPITRE 1 LES MUTATIONS DE LECOLE
Nombreux sont ceux, parents, élèves et enseignants qui affirment les principes
dune bonne école et de renvoyer à la nostalgie de lâge dor
dune institution à la fois efficace, juste, soucieuse des élèves et pouvant
asseoir la reconnaissance sociale des enseignants parce quelle défendait
une connaissance libératrice. La fonction de distribution tient au fait
que lécole attribue des qualifications scolaires possédant une certaine
utilité sociale dans la mesure où certains emplois, positions ou statuts sont
réservés aux diplômés. L'école répartit des biens ayant une valeur sur les marchés
professionnels et la hiérarchie des positions sociales. La fonction éducative
liée au projet de production dun type de sujet qui nest pas totalement
adéquat à son utilité sociale. La fonction de la socialisation. Lécole
produit un type dindividu adapté à la société dans laquelle il
est et reprenant lhéritage que toute éducation transmet. En même temps
que lécole est un appareil de distribution des positions sociales, elle
est un appareil de production des acteurs ajustés à ces positions.
Du ministère à la classe il ny a que des relations hiérarchiques et des
règlements, mais aucun niveau doté de réelles capacités de décision.
Si les enfants du peuple ne font pas détudes longues, cest à cause
des inégalités sociales qui leur interdisent den payer le prix.
Par contre, lexistence dune mobilité scolaire, fût-elle faible
démontre à tous que ceux qui ont fait des études sont récompensés et que, par
conséquent, lécole est juste dans son fonctionnement même alors que laccès
à cette école est socialement injuste.
LES MUTATIONS DE LECOLE
Plus que les volontés politiques ou que les changements organisationnels
et pédagogiques la massification a transformé les règles du jeu scolaire, ses
régulations, les relations pédagogiques et les rapports du système à son environnement. La
massification scolaire se présente comme une tentative continue, notamment depuis
les années 50, résultant tout autant des demandes des individus que de loffre
publique déducation.
MASSIFICATION ET CONCURRENCE
La première vague de massification daprès-guerre , celle des
années 50 et 60, repose sur une croissance très sensible des effectifs scolaires
de lenseignement secondaire.
La seconde phase daccélération de la massification commence à la
fin des années 70 et ne cesse de se renforcer avec une forte poussée durant
les 5 dernières années. Le taux de bacheliers passe de 12 % en 1963 à 27 % en
1982 pour atteindre près de 60 % aujourdhui et dépasser, selon les prévisions,
les 75 % en 1998 (60% de ces bacheliers sont dans les filières générales).Le
grand clivage noppose plus ceux qui accèdent aux études secondaires et
ceux qui nen bénéficient pas, mais ceux qui réussissent leur parcours
et ceux qui échouent et sont orientés vers des voies de relégation relative.
La barrière essentielle ne distingue plus ceux qui vont au collège et ceux qui
ny vont pas, mais ceux que leurs performances conduiront au lycée denseignement
général et ceux qui seront orientés vers des enseignements moins prestigieux.
Massifié, le système nouveau est engagé dans un processus de diversification
continue. Les filières scolaires se multiplient selon des relations hiérarchiques
extrêmement prononcées. Cest le type de baccalauréat qui devient le critère
décisif. Les bacheliers sont de plus en plus jeunes dans les filières
dexcellence alors quils vieillissent dans les formations moins valorisées.
Cette compétition entraîne un mode de sélection par léchec scolaire :
on ne choisit plus que les formations que lon peut choisir en fonction
des performances réalisées et, surtout, on quitte moins le système en fonction
de la qualification visée quen fonction du niveau dincompétence
atteint.
A. Prost observe quà partir de la première moitié des années 70 les inégalités,
un moment réduites, se renforcent de nouveau par le jeu des filières. Non
seulement il se crée une « inflation » et une « dévaluation »
des diplômes, mais le chômage des jeunes fait que léchec scolaire a de
grandes chances dentraîner un échec social. Le fait que les diplômes continuent,
malgré tout, à protéger ceux qui les possèdent accentue, par contrecoup, le
handicap de ceux qui en sont privés.
DES FINALITES DIVERSIFIEES
Ainsi lécole est-elle aujourdhui soumise à une finalité dadaptation
à léconomie et aux emplois qui se manifeste notamment par la création
continue de nouvelles filières et de nouvelles formations et, au-delà, par la
critique largement popularisée de linadaptation dune institution
qui serait un des principaux facteurs de chômage.
LORGANISATION DESTABILISEE
Limage dominante est celle dune crise continue du système éducatif
tenant à leffondrement des anciennes formes pédagogiques, à la « chute »
du niveau, à laffaiblissement du prestige des enseignants, à la mise en
concurrence de la culture scolaire et des cultures de masse plus séduisantes
et plus puissantes, à larrivée de nouveaux élèves inadaptés.
Depuis une quinzaine dannées, létablissement se voit pourvu dun
pouvoir de décision et dinitiative nouveau. Alors quun système malthusien
assurant la promotion des boursiers par les voies classiques nétait pas
tenu dassurer lorientation des élèves, lécole est aujourdhui
obligée de construire des procédures dorientation tenant compte à la fois
de loffre éducative du marché de lemploi et des désirs des élèves
et de leurs familles.
Le niveau scientifique, la didactique, la psychologie ne sont pas seulement
des disciplines nécessaires, mais aussi des manières de définir un métier qui
ne peut être seulement conçu comme la transmission des connaissances, mais comme
la construction dune relation pédagogique qui ne va plus de soi quand
les relations des maîtres et des élèves ne reposent plus sur des attentes partagées
et des définitions de rôles acceptées.
Labsentéisme des enseignants et des élèves, le découragement des premiers
et parfois la violence des seconds mettent en évidence lépuisement dune
culture et dune organisation scolaire dont on a longtemps cru que
lextension à tous était synonyme de justice, de progrès et dépanouissement
individuel .Or, force est de constater que cette croyance sépuise, que
bien des élèves résistent à lemprise dune école qui sest longtemps
pensée comme libératrice.
LINSTITUTION,
LE ROLE ET LEXPERIENCE
Au fil des années, cest une autre école qui sest formée
qui a su accueillir et former des millions de nouveaux élèves au sein dun
cadre qui ne sest pas totalement transformé.
SOCIALISATION ET EXPERIENCE
SCOLAIRE
Il va de soi que lécole ne peut échapper à la nécessité de diffuser
des modèles culturels et des connaissances, et de construire ainsi un type dacteur
conforme aux attentes sociales sous le double aspect des positions qui devront
occuper les enfants et des « valeurs générales » auxquelles les individus
devront se conformer. Lécole est définie par sa capacité dinculquer
une culture et des dispositions que les élèves intériorisent.
SOCIALISATION INTEGRATION
ET INDIVIDU
Une école ce nest pas seulement un local où un maître enseigne, cest
un être moral, un milieu moral imprégné de certaines idées, de certains sentiments,
un milieu qui enveloppe aussi bien le maître que lélève. Laction
de léducation est dautant plus totale que, sans elle, la nature
humaine serait emportée vers la mort par linfinité du désir et des pulsions,
car aucune morale, aucune conscience individuelle à proprement parler
ne préexistent au social. Construction dun individu dautant plus
autonome quil est capable de se maîtriser lui-même.
LEXPERIENCE SCOLAIRE
Le bon élève nest pas seulement capable de se conformer aux attentes
de lorganisation, il est aussi celui qui triomphe dans un espace scolaire
défini comme une compétition dans laquelle il est nécessaire danticiper
sur le moyen et le long terme de choisir de la façon la plus efficace et de
mesurer à la fois les bénéfices et les coûts.
Lélève peut travailler parce que cest ainsi, parce quil a
intériorisé lobligation du travail scolaire dans sa famille et à lécole,
et cest essentiel. Mais cet élève doit et peut aussi travailler sil
est capable de percevoir lutilité, scolaire ou non, de ce travail, sil
est en mesure ou en position danticiper les gains, ce qui ne recouvre
pas exactement le premier type de signification. Enfin, lélève peut travailler
parce quil éprouve ce travail comme une forme de réalisation de soi, lintérêt
intellectuel.
Le second grand type de variable déterminant lexpérience scolaire tient
à la position sociale et scolaire des élèves. En fonction de leur place dans
le système, les élèves ne sont soumis ni aux mêmes programmes ni aux mêmes méthodes
et ne disposent certainement pas des mêmes ressources stratégiques.
Chapitre 2 A LECOLE ELEMENTAIRE
Au-delà de la nostalgie et parfois de lignorance, si lécole républicaine
apparaît aujourdhui si souvent comme un idéal, cest parce quelle
sest constituée comme un monde assuré. Les idéaux éducatifs, étaient nettement
affirmés, la sélection des publics garantissait une forte régulation des
relations, et lutilité sociale des diplômes ne concernait quune
faible part de ces publics. Il y a longtemps que ce système est passé et lon
ne doit pas en ressasser la crise et la décadence. En fait, ce sont les processus
mêmes de la socialisation qui se sont transformés. Les fonctions sociales de
lécole se sont séparées et désarticulées. Lutilité sociale des études,
leurs finalités culturelles et leur mode de contrôle ne saccordent plus
et ne se renforcent plus mutuellement.
Ceci nest pas une crise, mais un mode de fonctionnement normal dans une
société qui ne peut plus être conçue comme un système unifié, et le même raisonnement
vaudrait pour bien dautres institutions, comme la famille par exemple.
- Lexpérience scolaire
enfantine est dominée par un principe dintégration. Les écoliers
intériorisent les attentes et les normes proposées par le maître et les adultes
par le biais dune autorité naturelle.
LINTEGRATION
Lexpérience enfantine est dominée par laspiration à se couler dans
le conformisme du groupe. Le conformisme du groupe se manifeste aussi
dans la différenciation des sexes au sein de lécole. Dans la représentation
des enfants, comme dans celle des instituteurs, les problèmes scolaires ont
toujours leur source en dehors de lécole : les parents ne sentendent
pas bien, ne soccupent pas des devoirs. Livré au maître, lélève
serait incapable de se forger une autonomie propre. Livré au groupe, lenfant
ne pourrait pas sapproprier certaines valeurs morales et culturelles.
La réalité scolaire, telle quelle se joue dans la classe, et au-delà de
différences sociales repérables, passe par ce triangle qui autorise la formation
dune subjectivation, même limitée, et lapprentissage des catégories
de lentendement scolaire.
Il faut donc se préparer à la compétition, il faut être un bon élève, acquérir
les bases et les méthodes. Ceci implique un rapport plus autonome au travail,
une capacité de réfléchir sur sa propre façon de travailler et, surtout, dexpliquer
ses difficultés. - Les
écoliers des classes moyennes sont soumis à un contrôle familial beaucoup plus
serré que celui des élèves des classes populaires. Les loisirs familiaux sont
plus « éducatifs » et organisés, musique, sport, sorties familiales
Les parents contrôlent aussi plus nettement les fréquentations des enfants qui
reçoivent leurs amis chez eux. Il va de soi, aux yeux des écoliers, que lattelage
pédagogique est tiré par le maître et par les parents. Les exercices sont révisés
à la maison, les travaux de documentation exigent la participation des familles
et les élèves de groupe expliquent, tout naturellement, les difficultés
scolaires de leurs camarades par le désintérêt des parents puisque cest
lenfant et ses parents qui sont à lécole. Cette compétition provoque
le stress. Il nest pas question de décevoir le maître et les parents .
Le collège nest que le prolongement dune compétition devenue plus
difficile car beaucoup dentre eux éviteront le collège du quartier pour
un établissement plus réputé qui couronnera leurs performances. Ces écoliers
possèdent déjà les premiers outils dune véritable stratégie de carrière.
Les enfants sont ce que les adultes en font de manière plus ou moins volontaire.
CHAPITRE 3 LES PARENTS ET LECOLE
Les parents se comportent comme des « consommateurs » décole dans un « marché » dominé par la compétition des enfants et des écoles.
LA SOCIALISATION. L'école de l'intégration
Les apprentissages élémentaires ne sont pas seulement cognitifs, car en
apprenant à lire, les enfants apprennent aussi à se conduire en société au-delà
des seules sphères de la famille et du quartier. Lécole doit bien distinguer
le « dedans » et le « dehors », elle doit affirmer ses propres
règles. Cest bien dune école républicaine quil sagit,
celle qui appartient à tous et qui donne une appartenance commune.
Le maître doit se saisir des événements quotidiens pour en tirer des leçons
de morales valables pour lensemble de la société.
Si les instituteurs ne sont plus des personnages, cest parce quils
ont choisi de sisoler de la société populaire et de senfermer dans
leur classe ; ils ne participent pas à la vie du quartier, à celle du centre
social et des associations. Un enseignant explique quil sagit là
dun choix délibéré afin datténuer le poids dun métier « usant »
et déchapper aussi au contrôle des parents qui surveillent les enseignants.
La distance des enseignants et des sociétés populaires se creuse, et cela dautant
plus que les maîtres ne sont plus des notables assurés de leur statut. Cependant
la séparation des sphères ninterdit pas lappel constant au renforcement
mutuel des attitudes éducatives. Les familles et lécole doivent dialoguer,
doivent travailler ensemble. Il ne faut pas créer de dissonances entre la famille
et lécole.
Pour le groupe des classes moyennes, la socialisation scolaire est, tout au
plus, complémentaire de celle de la famille. A ses yeux, lessentiel de
la socialisation se fait dans la famille où les enfants sont toujours bien élevés
et ouverts au monde.
En contrepoint, les familles populaires sont perçues comme « cette tranche
de la population qui demande une éducation » en raison dune démission
parentale qui paraît aller de soi. Cette représentation se double dune
mise en cause morale des attitudes des parents populaires, toujours soupçonnés
dêtre non intéressés ou incapables de suivre leurs enfants, soit parce
que les « parents ne savent pas parler », soit parce que tout simplement
il y a une absence de référence scolaire.
LEDUCATION. LECOLE CONTRE LENFANT
Lessentiel, cest de communiquer avec les enfants, cest que
lécole ne brise pas cette communication, ne « bloque » pas les
enfants. La pire des fautes familiales, cest lindifférence :
« Il y a des parents qui ne descendent même pas de leur voiture, ça cest
terrible, parce que lenfant il a limpression dêtre éjecté
dans un monde à lui, en fait, où ses parents nont rien à voir. Les « mauvais
parents » se défaussent sur les « garderies » : lécole,
la crèche, le club sportif, le centre social, et surtout la télé qui empêche
le dialogue avec les enfants. Lappel au sujet individuel autonome et épanoui
qui est au cur de la modernité fut-elle ouvrière, se heurte aux logiques
de sélection et dexclusion, à la mécanique des jugements scolaires.
- Le « métier de parent » est indissociable, dans les couches moyennes, de cette curiosité intellectuelle dune recherche du savoir sur lenfant et sur le système éducatif afin de maximiser sa réussite. Les parents deviennent des parents « professionnels » qui mobilisent des ressources et des savoirs pour bien élever leurs enfants. Lépanouissement de lenfant est à la fois un idéal et une ressource au service du véritable idéal présenté comme objectif secondaire : le succès scolaire. Dès lécole primaire, lexpressivité de lenfant est mobilisée au service dune réussite sociale. On inscrit sur lenfant les mêmes contraintes que celles des adultes.
COMPETITION ET PERFORMANCE
Si lon devait ne retenir quun élément de la comparaison du groupe
des parents de classes moyennes avec celui des classes populaires ; cest
sans doute sur le registre de lusage stratégique de lécole quil
faudrait le chercher. Aussi, tant que les élèves « suivent », les
parents peuvent être satisfaits car cest moins le désir de succès qui
les porte, que la crainte de lexclusion et de léchec précoce.
Les parents délèves des classes populaires paraissent tout ignorer des
règles cachées du système du poids des redoublements et des années davance,
des mécanismes de lorientation, des valeurs relatives des diverses langues
vivantes. Ces parents se sentent impuissants face à une machine qui ne livre
ses rouages secrets quaux classes moyennes.
Pour les parents des couches moyennes, lécole est au service dun
projet de réussite sociale. Lobjectif semble bien être le culte
de la performance, objectif avouable à travers la fierté du suivi quotidien
du travail de lenfant, moins avouable quand les exigences de réussite
soumettent les écoliers à de trop fortes pressions.
Cest que lécole doit construire les bases de la future réussite
sociale. Les performances scolaires garantiront la possibilité des choix, la
« liberté » : les diplômes, cest pouvoir choisir. Mais
cest dans le suivi quotidien du travail des enfants que le rôle de « management »
des parents est le plus évident. Cest là que, pour eux, se crée lavantage
décisif. Peu importe la façon dont le contrôle sopère, limportant
est quil soit maintenu.
Le rapport des classes moyennes à lécole est plus harmonieux, mais
il nexclut pas pour autant une tension sourde entre lappel à la
personnalité enfantine et le désir dassurer la promotion des enfants,
ou le maintien de leurs positions sociales. Dans tous les cas, léchec
des enfants apparaît dautant plus insupportable.
CHAPITRE 4 LES MAITRES DECOLE
Comparée à celle des professeurs, lidentité professionnelle des
instituteurs paraît stable et assurée. Pourtant bien des éléments ont changé :
leur recrutement social et scolaire, le brouillage de leur mission, linfluence
croissante dautres acteurs sur léducation, le déclin du poids relatif
du primaire dans le système éducatif, et récemment la création du statut de
professeur des écoles. Selon les situations et les publics scolaires, on parle
soit de la démission des familles, soit de leurs exigences excessives. La démission
parentale regroupe un ensemble dattitudes allant de lindifférence
à lhostilité entre lécole et les familles. Léchec scolaire
a toujours son origine profonde dans la famille. Mais la démission des parents
se traduit aussi par des attentes excessives à légard de lécole.
Les parents espèrent tout de lécole et se reposent entièrement sur elle.
En sens inverse, certains parents sont décrits comme des obsédés de la réussite
scolaire. Le souci de performance de certains parents est tel que les instituteurs
se posent parfois en défenseurs de lenfance. Ils insistent sur la nécessité
de tenir compte des rythmes de lenfant, sur les dangers de la fatigue,
sur lutilité des jeux.
CHAPITRE 5 LEXPERIENCE COLLEGIENNE
La faute suprême consiste, pour un professeur, à étaler en public des éléments
de la vie personnelle des élèves. La dispute scolaire doit rester scolaire,
autrement les élèves se sentent blessés, humiliés. La bonne relation pédagogique
est de nature égalitaire et suppose un respect mutuel et un équilibre des sentiments.
Au fur et à mesure quils avancent, les collégiens acquièrent le sens de
lorientation car, même sils nont pas de véritables projets,
il leur faut essayer déviter une filière de relégation. Ils se manifestent
à propos de lappréciation de limportance des matières. Dans la plupart
des cas, le déclin et la naissance des passions sont directement liés aux résultats
scolaires. Les collégiens aiment les matières dans lesquelles ils réussissent
et se « dégoûtent » des autres.
La question nouvelle qui se pose alors est celle de la « motivation »,
des forces propres qui peuvent donner suffisamment dénergie pour conduire
un travail régulier, pour sy intéresser vraiment. Même si les professeurs
nont pas la toute puissance des maîtres décole, ils restent un élément
important de la motivation et du découragement scolaire. Lintérêt de la
matière est directement commandé par le rapport à lenseignant.
Le caractère flou des perspectives, le changement même du collège, le sentiment
diffus dentrer dans une société qui noffre pas une place à chacun
engendrent des sentiments dinquiétude et de peur. La peur renvoie aussi
à lanticipation dun avenir souvent perçu comme sombre et difficile.
La vie collégienne est dominée par une vive opposition des sexes. Garçons et
filles partagent la classe en 2 espaces distincts, ne mangent pas ensemble et
ne fréquentent pas les mêmes endroits dans la cour. Du point de vue scolaire,
les filles affichent un comportement plus conforme aux exigences de linstitution
scolaire et un plus grand sérieux. La relation entre les collégiens et
les enseignants est de nature fort instable : elle bascule constamment
soit vers une relation dautorité, voire de force, vécue comme telle, soit
vers une relation affective difficile, voire interdite. En fait la relation
pédagogique elle-même nest rien dautre que ces déplacements et ces
glissements.
Pour les adultes, lauthenticité consiste à saffirmer par la « sincérité »
de ses sentiments et de ses convictions, alors que, pour les adolescents, lauthenticité
ne peut se construire que par une mise à distance. A la performance et aux conduites
scolaires soppose la réputation dans le groupe des pairs. A terme
le collégien se « laisse entraîner », il agit en fonction des attentes,
implicites ou explicites de ses copains, il fait ce quil pense que les
autres attendent de lui et répond aux défis que les autres lui imposent.
Comme lamitié enfantine, lamitié adolescente est marquée par le
sceau de la confiance. Lessentiel de lamitié adolescente ne réside
pas dans le dévoilement de soi mais dans la capacité à accepter, de la seule
personne dont on peut vraiment laccepter, une critique de soi.
CHAPITRE 6 UN COLLEGE DE BANLIEUE
Le temps du collège est aussi celui des premières épreuves, des grands clivages scolaires et sociaux. Tous ont plus au moins tenté de répondre à ces problèmes, beaucoup se sont mobilisés dans divers projets et le bilan mesure plus facilement les déceptions que les succès. Tous soulignent une rupture du processus dintégration , tous désignent labsence de continuité entre le monde social et le monde scolaire. Le monde des évidences scolaires est dautant plus fragile, que le sentiment de lutilité des études et des projets reste faible et que les élèves manifestent même une véritable peur de lavenir. Lécole dit aux élèves quil ny a pas de salut en dehors des études, en tout cas pas de salut honorable et en même temps elle dit ou suggère, quils ny parviendront probablement pas. Le pitre est « grand » dans la vie et « petit » à lécole. Il affirme quil y a deux intelligences : lintelligence individuelle qui se prouve dans la vie sociale, et lintelligence scolaire. Dans la vie, il est aussi grand que les professeurs, sinon plus parce quil habite un quartier difficile où la mise à lépreuve de soi est bien plus sérieuse que celle de lécole. Si les garçons adoptent un style « voyou » et sont dailleurs considérés comme tels par bien des enseignants, les filles mettent en avant leur féminité. Les filles affichent leur féminité et leur sexualité contre l'école. Les filles affirment leur « grandeur » en montrant quelles sont déjà des femmes, ce qui déstabilise les enseignants et les enseignantes bien plus profondément que ne fait la provocation masculine. On attend du professeur quil traite la classe comme un ensemble dindividus, cest-à-dire quil soit « sympa ». Il faut sans doute être juste et respectueux des personnes.
CHAPITRE 7 UN BON COLLEGE
Dans ce collège, les familles essaient dassurer une continuité et, parfois même, elles vont au-delà des attentes de lécole en renforçant sans cesse les demandes de performances. Chacun mesure limportance de la scolarité surtout par crainte de déchoir. Lessentiel réside dans le renforcement familial des demandes de lécole. A travers les demandes de performances, et le nombre dactivités extra-scolaires dans lesquelles ils les encadrent, les parents de classes moyennes produisent une pression quils voudraient bien, par ailleurs, annuler. Les parents interviennent plus ou moins discrètement dans les choix amicaux. Les parents sont des « auxiliaires » de la scolarité en poussant leurs enfants vers des activités éducatives dont ils pensent quelles seront, à terme, scolairement utiles. Les parents sassurent que les devoirs sont faits à lavance, et, dans la plupart des cas, le droit de regarder la télévision, de sortir et de recevoir des amis ne sobtient quune fois les tâches scolaires accomplies.
LES ETUDES
Lextension du chômage crée un sentiment dincertitude quant à la
valeur même du diplôme. Ils font léconomie des « projets » personnels,
tant leur survie dans le système scolaire paraît garantie. Ces collégiens ont
pris le départ dune course dendurance, et ils doivent acquérir le
« métier » qui leur permettra de survivre, sinon de triompher. Les
collégiens efficaces apprennent vite à mesurer les investissements et les coûts
en raison du poids respectif des matières, des manies des profs, des coups de
collier à donner, des ressources à mobiliser
Les collégiens
de la bonne classe décrivent longuement le poids de lécole sous la forme
du stress, de la pression constante et de la peur déchouer.
CHAPITRE 8 LES PROFESSEURS
Lenseignant doit communiquer des savoirs évalués par des collègues et
un diplôme : le brevet des collèges ; il doit aussi construire des « relations »
avec les élèves, tant lexigence de lexpression des élèves apparaît
aujourdhui comme un impératif et une médiation de lapprentissage.
Il doit enfin établir un ordre scolaire permettant à la classe de se dérouler.
Si le discours des enseignants apparaît aussi souvent plaintif et pessimiste,
cest sans aucun doute parce quil ne se décline quà lombre
dune image idéale de lécole, image si forte que les échecs effacent
les succès. Le professeur doit être juste, non seulement il doit traiter
les enfants de manière équitable, mais il doit aider les plus faibles sans sacrifier
les meilleurs, il doit créer la justice face à un monde injuste. Alors que léconomie
choisit les meilleurs et les plus qualifiés, il leur échoit la part maudite
de la formation, celle qui opère les grands tris entre les futurs travailleurs
et les futurs exclus. Les professeurs se défendent car lécole ne fait
que subir les problèmes sociaux et, plus largement, les mutations des pratiques
éducatives des familles qui démissionnent. Les parents sont à la fois « des
consommateurs décole » qui ne soucient que de la carrière de leurs
enfants, et ils nassurent plus leur rôle éducatif, sen déchargent
sur lécole. Les élèves « zappent », ne parviennent plus
à fixer longtemps leur attention. Ils sont peu « motivés » car il
ny a plus assez dautorité familiale pour soutenir les efforts de
lécole. Ils consomment le savoir qui leur convient à certains moments
de leur vie. Finalement lécole nest pas seulement déstabilisée par
les mutations économiques, elle lest aussi par la montée de nouvelles
demandes éducatives.Lécole apparaît comme « un monde à part »,
un monde en chute aussi, bien que son emprise sur la distribution des positions
sociales ne cesse de se renforcer avec la massification scolaire. Les problèmes
sociaux envahissent les collèges et les enseignants se sentent démunis. Même
sil arrive que lécole sauve quelques élèves, elle ne fait souvent
que sanctionner des processus dexclusion qui la dépassent. Les
collègues incompétents sont intouchables, les programmes sont ce quils
sont, les décisions les plus banales sont engluées dans ladministration,
les règles impersonnelles ne tiennent pas compte des spécificités locales, il
faut « truquer » pour obtenir des conditions favorables. Limpossibilité
de sanctionner les uns implique limpossibilité de récompenser les autres
(on traite de la même manière ceux qui sengagent dans leur travail et
ceux qui sont en retrait). Le collège de masse crée de grandes disparités.
Dans les collèges les moins favorisés, certains élèves ne savent pas lire et
écrire couramment alors que les programmes fixent un seuil dexigence par
élève. Que faire avec les « têtes » et les « queues » de
classe, quel temps leur consacrer, comment noter sans survaloriser les uns et
sans décourager les autres ? On ne note pas seulement un travail, mais
aussi un individu quil ne faut pas humilier et enfermer dans une spirale
déchecs. Il ny a pas que lintellectuel qui fonctionne
en classe, il y a laffectif aussi. Les collégiens ont une
vie propre, amicale et amoureuse, qui les éloigne de lécole, au sein même
de lécole. Les enfants ont besoin dune loi
La relation, elle,
nest pas seulement basée sur lapprentissage mais aussi sur la socialisation.
Cest-à-dire quon doit apprendre à un élève comment on se comporte
dans un groupe et quelle relation on a avec un individu. Létablissement
ne fut pendant longtemps quune unité administrative, quun agencement
de classes, de programmes et de moyens sans réelles capacités daction
autonome. Diverses réformes et mesures ont visé à constituer létablissement
comme une véritable unité pédagogique capable délaborer sa politique,
de construire des projets, dinviter les enseignants à harmoniser plus
fortement leurs activités.
Il semble que les établissements capables de motiver, mobiliser les enseignants
et de restreindre la diversité des objectifs et des méthodes obtiennent de meilleurs
résultats. Coordination du travail et poursuite dobjectifs partagés
ne peuvent quaméliorer les performances des élèves et le travail de chacun.
Lautonomie de létablissement, cest le « système D »
où le principal consacre tous ses efforts à obtenir des moyens auprès de ladministration
et des élèves. Le principal efficace est alors celui qui soutient ces
initiatives, les protège et leur donne les moyens. Cest le contraire dun
manager offensif, et dun bureaucrate ; le premier casse létablissement
et le second lendort. Lindifférence affichée ne trompe guère car
elle rend la classe invivable puisquil faut supporter lhostilité,
sinon la haine des élèves. Première étape de lenseignement secondaire,
il est soumis à une exigence de performance et de sélection que les enseignants
ont limpression de peu maîtriser avec la masse hétérogène des élèves.
CHAPITRE 9 LEXPERIENCE LYCEENNE
Cest au lycée que lindividu émerge pleinement de la socialisation
scolaire, ou, au contraire, quil se sent emporté par le sentiment de sa
destruction et de son incapacité.
Les lycéens sont engagés dans un rapport dutilité à leurs études qui acquiert
un sens dans la perspective des projets davenir.
Les lycéens sont des « intellectuels en formation » capables de sengager
dans un rapport à la connaissance susceptible de les « motiver »,
de leur donner le sentiment de participer de la formation de leur personnalité.
- Lintégration
sociale devient plus complexe car le lycéen est aussi un jeune qui se voit reconnaître
une certaine autonomie dans lorganisation de sa vie, dans ses choix, ses
goûts et ses relations. Et alors que les uns sont socialisés et individualisés
dans lécole, les autres se construisent à côté ou contre lécole.
- Depuis plus de 30 ans,
avec une phase de forte accélération au début des années 90, le lycée sest
considérablement massifié. -
Un grand clivage est opéré à la fin de la classe de 3ème entre lenseignement
général et lenseignement professionnel. En fonction de leurs résultats
scolaires : brevet des collèges, appréciations du conseil de classe, choix
des familles, les élèves de 3ème sont orientés vers lun ou
lautre de ces deux ensembles.
Il existe des voies royales de lenseignement général, de lenseignement
technique et de lenseignement professionnel, il existe aussi des filières
de relégation. Lélève soriente par défaut vers la formation la plus
prestigieuse disponible, une fois que les premiers choix ont été fermés.
- Les bonnes filières reçoivent
les bons élèves des catégories sociales favorisées, les autres, les moins bons
élèves des catégories les moins favorisées. -
Lensemble des résultats acquis, des choix doptions, lâge de
lélève, le type de collège dont il est issu
fixent les chances daccéder
à telle ou telle filière. Toutes les caractéristiques scolaires et sociales
des élèves finissent par agréger leurs efforts pour fixer la place du lycéen,
la somme des petites différences crée les grands écarts. -
Les lycéens sont tenus dinscrire leurs études dans un projet davenir
plus ou moins précis, ou dans le projet détudes visant ce projet davenir.
Si le projet professionnel est souvent vague, voire exceptionnel, il reste que
les études peuvent être définies par les portes quelles ferment définitivement.
- Les élèves les plus
mal placés sont tenus de faire des projets, de prendre des décisions, denvisager
une mise au travail plus précoce. -
A côté des « vrais » scientifiques par exemple, se tiennent des masses
de lycéens qui choisissent une filière scientifique parce quils sont,
plus simplement, de bons élèves qui ne veulent pas hypothéquer lavenir.
- Tous les élèves mettent
en uvre avec plus ou moins de bonheur les diverses aptitudes, les stratégies,
les calculs, les routines du métier délève. Ils travaillent en fonction
des bénéfices escomptés et certaines disciplines, à leurs yeux non rentables,
peuvent être délaissées. -
Ce nest ni le poids du travail, ni celui de la discipline et de lorganisation
que les élèves dénoncent cest le sentiment dêtre dans un système
traversé par une chaîne de mépris, par la menace latente dune destruction
dune image de soi.
Les lycéens pensent que leur « véritable personnalité », leurs goûts,
leurs talents, leurs difficultés sont ignorés des professeurs qui ne les considèrent
que sous langle de leurs performances et de leurs exercices scolaires,
qui les voient uniquement comme des élèves. -
La peur de léchec ne renvoie pas seulement à la crainte de compromettre
lavenir, elle est plus encore la crainte diffuse dêtre conduit à
se mépriser soi-même. Les élèves qui échouent senfoncent dans le silence,
le retrait et le malheur, dautres se retournent contre lécole afin
de préserver leur propre identité. -
Alors que le lycée dautrefois naccueillait quune faible part
dune classe dâge, il pouvait maintenir la jeunesse hors les murs
par la rigueur des disciplines scolaires, par la séparation des sexes et par
la faible reconnaissance de la jeunesse elle-même dans la société. La jeunesse
était un épisode de la vie bourgeoise, elle était brève et contrainte pour la
plupart des individus travaillant de manière précoce. -
La jeunesse a partie liée avec lécole et, plus les études sallongent,
plus la jeunesse sallonge aussi, moins elle est une simple transition
éphémère. - Les jeunes
ne sont ni des enfants ni des adultes, et doivent « entrer » dans
la vie, acquérir une autonomie tout en restant dépendants des adultes. La seconde
épreuve tient à ce que la jeunesse est le temps de lapprentissage et du
différemment, de linvestissement dans des formations préparant un statut
professionnel plus ou moins anticipé. -
Les élèves issus de milieux peu favorisés dans lesquels les études sont une
charge, et, comme ils sont plus âgés que la moyenne, supportent dautant
plus mal dêtre un poids pour leurs parents. Ils éprouvent plus fortement
que les autres élèves, une tension entre leur autonomie juvénile et leur dépendance
économique. - Mais la
plupart des élèves attendent du lycée quil ne se mêle pas de leur jeunesse.
- Les élèves ne sont
pas hostiles à ce retour dune discipline qui les protège de lenvahissement
dune violence sociale et dune « galère » quils retrouvent
dans la rue. Parfois ces établissements difficiles remplissent une fonction
« sociale » en signalant des situations particulièrement difficiles
aux travailleurs sociaux, aux magistrats, aux enseignants qui ne peuvent les
ignorer. - La massification
scolaire ne change pas seulement les règles de la compétition, et la finalité
attribuée aux études : elle met en question le modèle éducatif lui-même
en confrontant le lycée à des élèves qui ne correspondent plus aux canons « classiques »
du lycéen. Une partie de la jeunesse ne coexiste pas avec lécole, elle
sy oppose ...ou sen détache. -
Les nouveaux lycéens, orientés par les échecs relatifs, éprouvent de grandes
difficultés à maîtriser le métier délève. Fortement dépendants des professeurs,
ils demandent une présence et un encadrement capables de les « motiver »,
évoquant parfois les conduites scolaires des collégiens. -
Au sommet se tiennent les lycéens qui peuvent sappuyer sur un fort sentiment
dutilité de leurs études parce quelles vont de soi dans un projet
familial, parce quelles sont rentables, parce quelles sont le moment
dun projet de vie.
A lautre extrémité de la hiérarchie, se constitue lespace dune
expérience éclatée.
CHAPITRE 10 FIGURES LYCEENNES
- Lécole ne fabrique
pas seulement des acteurs sociaux, elle participe aussi à la formation de sujets
capables de construire leur expérience. -
Le lycéen est animé par deux grands soucis. Dans le domaine scolaire proprement
dit, laffirmation dun projet scolaire exige une maîtrise croissante
des stratégies scolaires. Dans le domaine de la « vie personnelle »
il y a la quête des relations pleines, où la subjectivité puisse sexprimer
librement et sans peur. -
La définition sociale du sujet nest pas autre chose que la volonté de
construire des expériences où saccordent des intérêts individuels bien
compris avec des principes moraux bien tempérés. -
Léchec scolaire est bien autre chose que le simple ratage dune
entreprise et dun projet, cest un verdict qui appelle une réorganisation
de la perception de soi. Léchec scolaire est personnel et casse les groupes
de pairs. Dans tous les cas, léchec finit par envahir la totalité
de la vie du lycéen. Il se découvre différent des autres, toujours sous leur
regard, parfois même transparent devant linstitution. -
Le redoublement signale aux yeux de tous ce quon savait déjà : on
nest pas comme les autres, il rend visible une fracture. Désormais, on
porte en soi une expérience qui sépare et isole. -
Le sentiment de honte est renforcé par une culpabilité profonde, dautant
plus intense que les parents laissent aux lycéens la responsabilité absolue
de leurs parcours. Les inquiétudes envers lavenir se conjuguent au sentiment
déchec et finissent par engendrer une obsession. -
Dans la compétition, les inégalités relèvent donc du travail librement engagé
et non pas des qualités de la personne. Léchec ne serait donc pas une
fatalité personnelle, mais le résultat dun manque de travail ou de mauvaises
techniques de travail.
De fait, lorientation nest quune sélection par léchec
à partir dune norme unique de lexcellence scolaire. -
Bien des élèves ne sont pas là où ils auraient voulu être. Certains en veulent
aux enseignants, dautres aux conseillers dorientation. Lorientation
est vécue comme un parcours chaotique, comme une succession daccidents
brisant peu à peu le rapport entre les projets et la carrière scolaire. Chaque
orientation ferme l'univers des possibles. -
Plus on a de difficultés scolaires et moins on a de choix de filières, et plus
on est contraint dénoncer un projet personnel. Les études risquent alors
très fortement de se vider de sens. En labsence de tout véritable
intérêt intellectuel et de tout projet, les études deviennent vides.
- Aux yeux de ces nouveaux lycéens,
souvent, linvestissement scolaire nest pas rentable. Scolarisés
dans des établissements peu réputés et dans les filières les moins prestigieuses,
ils estiment avoir de « bonnes raisons » de ne pas accomplir davantage
defforts. - 17
% des lycéens seulement pensent que les diplômes sont la clef de la réussite
sociale, 69 % estiment que lécole prépare mal au monde du travail, et
ce taux augmente de la seconde à la terminale comme si le déroulement des études
accentuait la conscience de leur inutilité (sondage CSA Phosphore mai 1993).
- Pour ces lycéens, lécole
na plus beaucoup dutilité, ni dun point de vue objectif avec
la dévalorisation des diplômes, ni du point de vue de lintérêt intellectuel
et des gratifications apportées par le succès. Comment, dans ces conditions,
attendre un engagement et un dévouement réel. -
Quand lécole menace limage de soi, la vie professionnelle est une
2ème chance, une autre façon de prouver sa valeur. Outre les
difficultés économiques et familiales non négligeables pour certains, et la
nécessité davoir une activité rémunérée afin de disposer dun peu
dargent à soi, le petit boulot est un effort de subjectivation, un remède
à lécole, ils récupèrent une estime de soi . En acquérant de lautonomie,
lindividu se prépare aux épreuves difficiles de lentrée dans la
vie. Lactivité rémunérée éloigne du sentiment dabsurdité du monde
scolaire, car la relation du travail et du salaire semble plus claire et plus
maîtrisée que celle du travail scolaire et des notes.
Bien des lycéens travailleurs se sentent et se savent exploités, mais ils se
découvrent courageux, « débrouillards », acharnés, engagés dans de
véritables mises à lépreuve. -
On nobserve pas de « réinvestissement » scolaire des vertus
acquises au travail. Les deux mondes restent profondément séparés. En réalité,
il sagit de deux vies parallèles et lexpérience du travail rémunéré
permet de dégager sa personnalité de lemprise constante de léchec
scolaire, le baccalauréat nétant quun projet minimal. -
Des élèves plus faibles se découvrent comme de très bons délégués. Pour certains
cette expérience opère comme un contrepoids face à léchec scolaire. Ils
peuvent se former une image valorisante deux-mêmes. Ils cessent de se
percevoir à travers les seuls jugements scolaires et se dotent de nouvelles
identités susceptibles de se traduire dans un « bien-être psychologique ».
- Par le biais de procédures
actives de participation et de négociation, létablissement se dote dune
capacité éducative relativement indépendante de lapprentissage scolaire.
Elle esquisse un espace éducatif que la tradition scolaire française a toujours
refusé en considérant que léducation scolaire passait essentiellement
par lapprentissage dune grande culture, par le cours sur la démocratie,
plus que par la pratique démocratique. -
En sopposant aux professeurs, les élèves résistent au mépris social et
scolaire qui domine toute leur vie scolaire et dont les professeurs apparaissent,
quoiquils en pensent, comme les agents. -
Les élèves, qui peuvent se sentir exclus par la « science » dune
discipline abstraite, sont en mesure dadmirer le savoir-faire dun
professeur datelier. Surtout, ils peuvent réussir dans un domaine nouveau
qui ne mobilise pas les savoirs dans lesquels ils ont échoué. -
Devant la force du sentiment dexclusion dont le thème de la violence
nest quun des symptômes, les élèves ont une image vague et inquiétante
de leur avenir et demandent à lécole de les protéger, de les maintenir
entre parenthèses tout autant que de les préparer à lavenir. Lécole
apparaît comme une manière de senfermer dans le présent et déchapper
à langoisse de lavenir.
CHAPITRE 11 LE « SYSTEME » ET LA « BOITE NOIRE »
La préoccupation majeure, sinon unique, de la paiedera fonctionnaliste est de définir la manière dont une école accomplit ses principales fonctions : dabord, assurer lintégration des nouvelles générations afin détablir la continuité de la vie sociale ; ensuite, élargir lhorizon culturel des enfants en les mettant en contact avec une grande culture universelle, enfin permettre le développement psychique et moral de lindividu. La fonction scolaire a deux dimensions : dun côté lidéal éducatif dune société dépend de la structure de cette même société ; de lautre, cet idéal pédagogique vise à engendrer des individus autonomes libérés du poids de la tradition et capables dindépendance de jugement. Les membres des couches populaires apprennent à obéir et à respecter les normes, tandis que les membres des couches supérieures apprendraient lindépendance desprit et lexercice de lautonomie. La réussite scolaire sanctionnerait les personnalités nécessaires à la reproduction du système économique. La culture scolaire nest que la culture de la classe dominante imposée à la totalité de la société comme un savoir objectif et universel. Lécole est au cur dune triple reproduction : celle des parcours individuels, celle des structures sociales et celles les légitimités culturelles.
CONCLUSION : Installation dun rapport stratégique aux études dans une école qui fonctionne « comme » un marché. Le second est le désajustement croissant des attentes des élèves et des profs, désajustement lié à la massification et à lautonomisation de la vie juvénile. Lentrée au lycée est scandée par une orientation qui tient lieu de « rite dexclusion » .
POSTFACE
Chacun sait que lécole doit être sensiblement transformée, même si personne nignore le poids des obstacles à ce changement. Il faut conduire une mutation du système scolaire capable den rendre le fonctionnement plus acceptable et plus harmonieux pour les élèves et les enseignants. Lappareil scolaire ne fonctionne sur le modèle dune institution que pour la catégorie des élèves dont la famille mobilise suffisamment de ressources et de « motivation » pour assurer la continuité dune socialisation scolaire. Si lutilité des études se perd, si elle est faiblement perçue ou si elle nest que négative, parce quon a tout perdu et rien à gagner, lexpérience scolaire se vide et, pour le dire simplement, les élèves nont plus de bonnes raisons de travailler. Cest pour cette raison que le thème des motivations, des projets, du sens subjectif du travail simpose aussi fortement aux élèves et aux maîtres, qui doivent construire ce que la nature du système ne suffit plus à établir.
Bien souvent, lécole se trouve seule face à des demandes dintégration et de socialisation croissantes dans les secteurs les plus fragiles de notre société. Laugmentation des performances globales, la capacité daccueillir des effectifs croissants et nouveaux ont montré que le système scolaire nétait pas sans qualité. Dans une grande mesure, les problèmes de lécole ne lui appartiennent pas directement et il semble évident quune grande part dentre eux vient de lexcès des demandes qui lui sont adressées.
Lécole ne produit pas des chômeurs, mais elle produit des diplômés qui sont et seront de moins en moins protégés du chômage. Lensemble des mécanismes sélectifs produit des publics scolaires très inégaux en termes de ressources et despérances et accentue les écarts tout au long des parcours. Tout se passe comme si lécole nétait réellement efficace, et ceci dès le collège, que pour les enfants des classes moyennes. Il conviendrait de renforcer sensiblement lautonomie des établissements afin quils construisent une offre éducative mieux adaptée à leur public. A terme, cette autonomie exige des mutations profondes dans la gestion du personnel, elle implique des règles de cooptation des enseignants et des modes de désignation électifs des chefs détablissement, car on peut difficilement concevoir comment une gestion centralisée des personnels, reposant sur le principe du barème, engendrerait des établissements capables de mobiliser des équipes autour de projets spécifiques. Il faut donner plus de moyens à ceux qui en ont le moins, ce qui exige une politique résolue et beaucoup moins timide que celle des ZEP. Il en est de lécole comme de quelques systèmes de protection sociale, elle traite mieux ceux qui sont déjà bien traités, et lon gagnerait, en termes de justice, à construire les interventions publiques sur un principe de compensation.
Il ressort que plus les élèves sont « faibles », moins lécole possède de capacités de socialisation, plus la vie juvénile se constitue à la marge de lécole ou contre elle. Dans la mesure où les élèves ne demandent guère un développement de leur participation à la vie de létablissement, dans la mesure aussi où les enseignants et les administrations peuvent craindre les désordres qui en seraient issus, on se borne souvent à établir une paix, sans doute indispensable, mais qui est très éloignée de lambition de former des citoyens pourvus dinitiative et desprit critique. Sauf à considérer que lécole na pour objectif que lapprentissage des connaissances, il faut bien admettre quelle ne peut plus accueillir la totalité dune classe dâge jusquà 18 ans, comme elle le faisait dun public minoritaire et choisi. Ne pourrait-on imaginer que la conception des programmes en soit changée et que lon passe de la notion de programme idéal et maximal, très rarement, réalisable dailleurs, à celle de programme minimal « garanti » car bien des élèves et des professeurs sont placés demblée dans des situations déchec et de bachotage obstiné, les uns et les autres ne cessant de déplorer la faiblesse des bases et des fondamentaux. Tout se passe comme si les programmes étaient faits pour une élite, pour les futurs agrégatifs de la discipline, mais certainement pas pour les élèves tels quils sont. La distance de la culture scolaire et des cultures sociales est telle que les élèves ont le sentiment de vivre dans deux mondes étanches.