Immigration et intégration
Jean Pierre Obin et Annette Obin Coulon

Hachette éducation, 1999.

Bas de page

Les mots pour le dire

Le terme d'intégration renvoie généralement à l'effort d'un collectif sur lui-même pour maintenir ou affermir les liens avec un ensemble pris dans des mouvements centrifuges altérant sa cohésion. L'intégration se développe selon 2 dimensions: la première, plus objective, en partie volontaire, recouvre la participation à des structures contraignantes (activité professionnelle, institutions politiques et sociales) et l'adoption de normes communes (modèle familial, langue, comportements sociaux) ; la seconde, plus subjective, voire affective, prend la forme du développement d'un sentiment d'appartenance à une même communauté.
Aujourd'hui on désigne par ce terme le sort des immigrés et de leurs enfants, pourtant cela ne l'a pas toujours été (la loi de 89 utilise ce terme en ce qui concerne la scolarisation des handicapés). Les immigrés se sont les personnes résidant en France nées à l'étranger de parents non français , ce qui exclue à la fois les Français nés à l'étranger et les étrangers nés en France.

L'assimilation (évoque des données culturelles) renvoie à la perte des traits culturels d'origine, ce que les sociologues nomment acculturation, c'est à dire l'adoption progressive de comportements et normes empruntés à la culture du pays d'accueil, pertes et emprunts étant liés. Pour D. Schnapper, cette acculturation se produit sur plusieurs générations, en commençant par les pratiques sociales et publiques et en se poursuivant par les comportements familiaux et privés. Elle n'est pas sans réciprocité sur la culture d'accueil. Les conclusions d'études récentes montrent que les processus assimilateurs continuent de fonctionner, voire de s'accélérer.

Le terme d'insertion (évoque le domaine social) s'est imposé à une gauche attentive aux besoins identitaires des immigrés et soucieuse de rompre avec les connotations impérialistes et ethnocentristes de l'assimilation. L'insertion implique une réversibilité du processus. L'exigence " d'un droit à la différence " s'accommode des connotations de ce terme (l'esprit libertaire et anti?autoritaire aussi). Cette idée renvoie en effet à une certaine conception de la laïcité: un État engagé en matière sociale, des politiques publiques en matière scolaire, de sécurité sociale, d'emploi ou de logement, mais neutre en matière culturelle, langagière, matrimoniale, religieuse ... Cette tolérance culturelle, si on la conçoit comme illimitée, pose des problèmes éthiques et politiques, en effet, peut on tout tolérer au nom du respect et de l'égale valeur des traditions culturelles ? (cf. ELCO, polygamie, mariage forcé, excision).

Il est apparu très vite que les pouvoirs politiques ne pouvaient se désintéresser des questions culturelles, y compris religieuses, sauf à laisser sur ce terrain prospérer des groupes dont le projet politique est fondamentalement anti-laïque, voire anti?démocratique. Aujourd'hui les politiques dites d'insertion concernent celles destinées à des publics définis par leur marginalité sociale (cf. exclusion). Le terme d'intégration apparaît dans les années 90. Pour E. Durkheim, un groupe est intégré " dans la mesure où ses membres possèdent une conscience commune, partagent les mêmes croyances et pratiques, sont en interaction les uns avec les autres et se sentent voués à des buts communs. " (Cf. identité culturelle pour la sociologie des organisations). Ce concept implique l'idée de d'interaction dans l'accueil, chacun est concerné par ce qui fait vivre ensemble. On s'intègre à quelque chose et l'on ne peut donc parler d'intégration sans préciser à quel niveau de réalité sociale en se situe: familiale, professionnelle, culturelle, religieuse, nationale. L'intégration possède une composante subjective: un sentiment d'appartenance, un désir ou une volonté de partager les normes et les valeurs d'un groupe. Par intégration c'est de plus en plus la dimension nationale et politique qui est désignée. Serait intégré un individu qui, d'une part, serait français et d'autre part, se sentirait pleinement et se revendiquerait français. En ce sens les manifestations du 12/07/98 étaient bien une " fête de l'intégration ", en ce sens que pour la première fois, aussi massivement des jeunes français issus de l'immigration ont exprimé leur conscience d'être français.

Parler d'intégration des immigrés c'est évoquer leur entrée dans un ensemble politique qui a pris une forme historique, la " nation française ". Il n'y a pas, bien séparés, le social, le culturel et le politique. Si ces 3 pôles sont distingués au plan conceptuel, leurs interactions sont nombreuses.

C'est au niveau de l'identification que joue la composante personnelle, la volonté individuelle. Les processus psychologiques d'identification sont importants. L'identification à un groupe passe souvent par une identification à un leader, une personnalité, une figure emblématique. Le sentiment d'appartenance peut d'autant mieux se développer que ces modèles issus de la même population sont eux-mêmes sans complexe sur leur origine. " L'accès à la notoriété, à la promotion à des responsabilités ( ... ) d'hommes et de femmes issus de l'immigration ( ... ) parce qu'ils sont particulièrement en but au racisme, jouent ainsi un rôle démultiplicateur pour l'intégration de l'ensemble de ces populations, et principalement des jeunes.". Les mêmes processus jouent en sens contraire dés lors que les figures d'identification sont elle-même dans une logique &exclusion, de marginalisation, &autodestruction. De même lorsque les adultes représentant la nation française se trouvent rejetés et placés dans un rôle contre identificatoire, et jouent volontairement ou non le rôle de frein à l'intégration.

Les interactions et l'homogénéisation progressive entre les populations issues de l'immigration et celles vivant dans le pays d'accueil, ont des composantes culturelles, sociales, politiques et personnelles distinctes mais liées. Ces processus se développent selon 2 dimensions complémentaires : une objective et volontaire (participation à des structures contraignantes, adoption de normes), l'autre subjective et affective (sentiment d'appartenance).

Des questions vives

L'immigration est une des grandes préoccupations actuelles des français (et des immigrés). Les réactions de rejet qui y sont liées, seraient en quelque sorte " le baromètre de la situation économique ". Toutes les périodes de crise ont eu leur lot de réactions xénophobes, mais rien n'est jamais à l'identique et on ne peut comparer la situation de mondialisation actuelle avec l'organisation économique du début des années 30, de même la société d'aujourd'hui, avec ses familles affaiblies et son caractère principalement urbain n'est pas comparable avec la France rurale du début du siècle... A cette dimension économique se superposent des préoccupations morales, une dimension politique et des inquiétudes identitaires. " L'intégration pose plus fondamentalement la question de l'existence d'un universel humain ".

La question de l'immigration comporte plusieurs dimensions. La première est économique: les flux principaux d'immigration sont associés aux disparités économiques. La seconde dimension est juridique. Comment réguler ces flux ? C'est en quoi consistent les politiques suivies par les gouvernements et les différentes définitions du droit de la nationalité. La troisième dimension est morale: " les immigrés sont des personnes en souffrance ", car l'émigration est toujours un arrachement, " c'est le résultat d'une contrainte et d'un projet, mûri dans la souffrance, c'est un départ, une séparation toujours douloureuse ". L'attitude morale n'est?elle pas de faire de son mieux pour bien accueillir ces immigrés mais la France peut elle les accueillir sans limite ? Mais n'a t elle pas plutôt une responsabilité morale particulière envers les nations qu'elle a colonisées, utilisant leurs hommes au profit de son développement et même tragiquement pour sa défense et sa libération ? " L'émigration est peut-être un mal, mais c'est un mal économiquement nécessaire pour les pays demandeurs de main d'œuvre comme pour les pays pauvres qui vivent en partie des économies de leurs émigrés. Plutôt que de vouloir l'éradiquer, ne convient il pas plutôt de réduire les inégalités entre pays d'émigration et d'immigration, et de réguler ainsi la loi de l'offre et de la demande ? ". Toute politique d'immigration s'inscrit dans la recherche d'un équilibre entre l'aide au développement des pays d'origine, la régulation juridique des conditions d'immigration (une politique trop intégratrice risque de favoriser la création de nouveaux flux) et l'intégration de ceux qui sont déjà parvenus à ce faire une place dans la société. Pour toutes ces raisons la France doit prendre le parti de l'intégration des immigrés et de leurs enfants. C'est " la voie de la sagesse tant le rejet est lourd de risques pour la cohésion sociale et la paix civile . ".

Les politiques publiques doivent elles mettre l'accent sur l'acculturation (et l'école est alors l'outil essentiel), sur l'insertion sociale ou l'intégration politique. L'intégration n'étant pas réductible à une volonté publique, toute politique doit tenter de s'appuyer sur la connaissance de ses processus autonomes. Tout gouvernement doit s'interroger sur l'efficacité des actions qu'il soutient et des structures qu'il finance. D'autant que certaines structures qui avaient montré hier leur capacité intégratrice sont moins efficientes de nos jours (les entreprises, les églises, les syndicats et partis politiques... ) Pour l'Etat français, intégrer, c'est intégrer à la nation française, la dominante des politiques publiques restant centrée sur une conception politique de l'intégration (rendre effectifs des droits et devoirs identiques pour tous les citoyens, combattre les attitudes ségrégatives ... ). Ce modèle " républicain " met l'accent sur l'apprentissage de la langue, sur l'accès à l'emploi et l'insertion sociale, dans l'optique de faire des immigrés des citoyens comme les autres. Des considérations morales (rejet de l'impérialisme, respect des cultures d'origine, " droit à la différence " cf. multiculturalisme américain) rejoignent des considérations relatives à l'efficacité (les valeurs intégratrices de la nation méritent d'être interrogées : ravages du nationalisme, importance des liens de proximité de voisinage ... ) pour se demander sur quoi aujourd'hui se fonde la légitimité et l'efficacité de la nation, notamment comme creuset intégrateur des immigrés.

Les immigrés eux-mêmes veulent ils s'intégrer ? Au plan moral on peut se demander où se situe l'arrachement le plus terrible, dans le projet migratoire lui-même (cf. D. Schnapper) ou bien dans notre volonté de leur imposer notre culture. D'autre part sont ils réellement intégrables, et le sont ils autant que les anciens immigrés " chrétiens " ? Pour M. Agulhon, les conditions dans lesquelles la nation s'est constituée ont été tellement différentes et les mécanismes culturels de l'intégration tellement semblables, qu'on ne voit pas pourquoi, tout à coup, alors qu'ils se trouvent placés une nouvelle foi dans une situation spécifique, les processus intégrateurs ne fonctionneraient plus ? Les conditions culturelles d'intégration apparaissent invariables. Si la conscience nationale est effectivement en déclin, le développement des communications et le brassage des populations favorisent une homogénéité culturelle qui n'a jamais été aussi forte: les attitudes matrimoniales, linguistiques, religieuses des jeunes issus de l'immigration ne les distinguent pas des autres jeunes du même milieu social et les rêves d'accès à la classe moyenne revêtent les mêmes formes (mais, la réalité sociale est plus dure).

L'intégration des immigrés n'est?elle pas un faux problème ? Y a t il une spécificité des processus d'intégration des populations immigrées et ne sont ils pas plutôt un aspect de phénomènes plus larges qui à tout moment travaillent le corps social ? La question du " vivre ensemble ne se réduit pas à celle de la diversité des origines. Toute société est soumise aux 3 grandes dialectiques de la clôture et la fermeture, des différences et de l'unité internes, de la tradition et de l'innovation. " En dernière instance, il est question avec l'intégration de vie ou de mort sociale. " Trop des 1er termes et la société se sclérose, incapable d'innover, trop des 2"', la société devient conflictuelle, anarchique. On voit comment l'immigration joue du côté de la vie mais aussi de ses débordements possibles.

La fameuse " question de l'immigration serait un artefact et tiendrait toute entière dans le seul fait d'en parler, de désigner l'immigré comme tel et donc de le stigmatiser. Les juifs sont ainsi pour J.P. Sartre le produit de l'antisémitisme. Cette violence symbolique est aussi évoquée par H. Arendt et K. Kelkal. Quelle est dans ces conditions, l'opportunité de mener des politiques spécifiques au risque d'aller à l'encontre de l'intégration elle-même. Au niveau scolaire d'ailleurs, mis à part les enseignements des langues et des cultures d'origine (cette politique est vivement critiquée par le Haut conseil à l'intégration, hostile à toute discrimination. Crée au mépris du principe constitutionnel d'égalité et dispensée parfois par des fonctionnaires étrangers plus soucieux de prosélytisme religieux ou de contrôle politique que de pédagogie), les politiques de discrimination positive ne visent pas spécifiquement les enfants d'immigrés, sinon les territoires, les établissements, les catégories de revenu, les particularités géographiques et culturelles. De quoi est faite la cohésion sociale ? Les sociétés contemporaines vont elles plutôt vers l'homogénéisation ou vers la fragmentation ?

Certains pensent qu'une structuration sociale fondée sur la hiérarchisation de classes est en train de laisser la place à une segmentation moins hiérarchisée, fondée sur des regroupements autour d'identités collectives composites (mélange d'éléments naturels, culturels, et sociaux): l'éthnicité. Les détracteurs de cette thèse se demandent si ce curieux " bricolage " fonde vraiment une identité collective. De même, pour certains la mondialisation économique pousse dans le sens du rassemblement par l'augmentation des échanges, l'homogénéisation des modes et cultures (les défenseurs de l'exception culturelle craignent cette homogénéisation sur le modèle anglo-saxon). Pour les sociologues postmodernes la mondialisation suscite le surgissement de communautés et d'identités de taille restreinte : des tribus ? " Irait on vers un homme économiquement mondial et culturellement tribal ? ".

Des lectures divergentes de la société

Pour le modèle " républicain " d'intégration, seuls les individus ont publiquement le droit de cité. Leurs différentes appartenances, culturelles et religieuses en particulier, sont une affaire privée. L'Etat laïque assure l'égalité des droits et obligations des citoyens présumés identiques. Les différences socio-économiques ont un caractère public et des distinctions socioculturelles un caractère privé ( CF statistiques scolaires). [ Toute classification portant sur les origines a un effet d'enfermement et va au devant des préjugés racistes et xénophobes / le refus de la connaissance et le repli dans l'ignorance n'ont jamais fait reculer les préjugés] Dans la tradition républicaine la culture (nationale) unit, la position sociale distingue et oppose. Les républicains de la 3ème ont plutôt cherché à imposer une conception idéologique unifiée autour des valeurs universalistes de la nation (pour remplacer la religion), qu'à atténuer les disparités sociales (cf. partis de gauche, mouvements socialistes). Ce modèle aboutit à mettre en valeur les différences socio?économiques pour mieux dénier la vigueur des particularités culturelles.

Cette conception purement socioéconomique de la société est critiquée par des auteurs dans la mouvance d'A. Touraine, Pour eux, la culture nationale ou religieuse et même " identitaire " devient une catégorie centrale pour penser la structuration de la société. Es entendent substituer à la vision d'une société stratifiée en classes celle d'une société fragmentée en " populations " prises dans des mouvements centrifuges et menacées par l'exclusion. L'opposition principale entre les modèles " républicain " et " démocrate " se situe dans l'ouverture à la société du champ politique. Dans la conception démocrate, il s'agit de laisser la place à la libre expression publique des différences culturelles, et va jusqu'à souhaiter la représentation politique et institutionnelle pour les groupes culturels, afin d'intégrer à la vie politique des ensembles d'individus et non plus des individus singuliers, des citoyens. Cette reconnaissance juridique et politique est le multiculturalisme. Il s'agirait, non de créer des communautés dont les membres seraient plus soumis aux lois du groupe qu'aux lois de la société et de l'Etat, mais de permettre à ces groupes culturels, en organisant leur représentation politique démocratique (ce qui risque d'accélérer la disparition de tout sentiment national), de ne pas s'enfermer dans les tentations de l'intégrisme du sectarisme et de la violence identitaire, et d'articuler leur action avec des significations collectives et une adhésion aux valeurs universelles de la raison et du droit. Ces démocrates contestent fondamentalement le droit du politique à exercer une contrainte sur la société et à définir un intérêt général qui ne soit pas une simple transaction entre intérêts particuliers. N'y a t il pas une sorte d'angélisme sociologique à postuler la capacité des groupes identitaires à s'autoréguler et à s'inscrire dans une perspective universaliste ? Il faut reconnaître aux démocrates que l'école républicaine n'a jamais été un âge d'or mais on ne peut lui contester sa vocation à constituer un idéal d'action. On peut aussi s'interroger sur le pouvoir intégrateur du modèle démocrate qui ne propose comme idéal qu'un cadre formel pour gérer des relations inter identitaires. Peut il y avoir intégration sans valeurs culturelles positives partagées ? Entre le groupe identitaire replié sur ses normes et soudé par ses valeurs et un universel devenu totalement abstrait, il resterait peu de choses pour susciter la volonté de s'intégrer. " En nous invitant aux funérailles des Lumières, de la République et de la nation, A. Touraine et ceux qui le suivent ne jouent ils pas aux apprentis sorciers ? ".

Pour les libéraux, la régulation sociale s'opère par le biais essentiel des libertés et des intérêts individuels, des lois de l'économie. Les relations familiales, les principes moraux, les convictions religieuses, les traditions culturelles sont renvoyées au domaine privé et ne sont par une préoccupation des pouvoirs publics. Dans cette conception, l'immigration est un mécanisme de régulation économique et l'intégration se limite à l'insertion professionnelle dans une économie mondialisée. Tout cela à condition de détruire l'Etat?providence. L'éducation aussi est une affaire privée, prise en main par les entreprises et par les familles qui s'associent pour ouvrir des écoles. Elles peuvent le faire sur une base sociale, comme en Angleterre. Toute une sociologie anglaise a théorisé cette école " culturelle " et communautaire et l'organisation scolaire du multiculturalisme. Dans le débat sur l'enseignement multiculturel. s'oppose les " unaristes " pour les quels les contenus d'enseignement empruntés à diverses traditions culturelles sont les mêmes pour tous les enfants, et les " séparatistes " qui prônent des réseaux scolaires totalement séparés, organisés sur une base éthno?culturelle ou religieuse. Le libre-échangisme s'accommode très bien du " droit à la différence " de la pensée libertaire. L'extrême droite, aujourd'hui en position de force à droite exerce une sorte d'aimantation sur une partie des libéraux.

Il y a 2 courants principaux, les néonazis et les néo-fascistes. L'expulsion organisée de millions de personnes étant irréaliste, l'exclusion sociale est un projet plus tentant (elle est largement engagée

1). Ce projet est l'inverse de l'intégration, c'est l'apartheid, le " développement séparé ", une société de castes. Ce projet social et scolaire est aussi une base de rapprochement avec les libéraux et s'accommode fort bien de l'existence d'un multiculturalisme libertaire. " L'exclusion sociale est en route, elle tend à perpétuer les inégalités, à les sédimenter et à les concentrer sur des groupes et des territoires, elle s'alimente des préjugés xénophobes et racistes et les alimente en retour par ses effets de stigmatisation. On aperçoit les prémisses de cette évolution. Les politiques d'intégration doivent se garder de 2 écueils théoriques : d'une part de la vision d'une " société mosaïque ", comme l'appelle M. Abdallah?Pretceille, sur valorisant les différences entre groupes par rapport à ce qui les rassemble; d'autre part, de la conception d'une sphère politique développant son action dans une pure abstraction, au nom d'un intérêt général désincarné sans rapport avec les intérêts particuliers, un volontarisme politique qui mène à des modèles d'intégration ayant tendance à nier les différences culturelles ou à les rejeter dans la sphère privée, considérée comme subalterne. " N'y a?t?il pas place pour une société où les appartenances ( ... ) ne seraient ni niées ni érigées en indépassables horizons ? Une société où la reconnaissance de ces différences s'accompagnerait d'une volonté de les atténuer, de les dépasser et de les transcender".

Les ambiguïtés de la culture

Ce mot à de nombreux sens : le travail d'humanisation est le sens originel (Cicéron, Renaissance, Lumières), l'enjeu de distinction et l'idéal académique (fin 19ème que P. Bourdieu utilise pour fonder son concept de capital culturel, la quintessence ou génie d'un peuple dans la tradition romantique allemande, un concept anthropologique permettant de penser les différents modes de vie sans les hiérarchiser :

1/ A Rome, la culture, au travers de l'activité agraire, désigne le travail par lequel l'homme conquiert un espace et le transforme. Puis, une activité de transformation de l'esprit par laquelle l'être se dégrossit et devient proprement humain (car l'appartenance de l'homme au règne animal et à la nature ne fait pas de doute). Cette activité de transformation de l'esprit se fait par la fréquentation des hommes et des oeuvres remarquables que nous lègue le passé, un héritage collectif (cf. Cicéron). La culture désigne ici l'activité interminable d'acquisition de notre héritage humain. A la Renaissance, l'accent est mis sur l'usage de la raison pour devenir cultivé, puis avec les philosophes des lumières, sur l'usage de l'esprit critique. Pour ce courant, l'homme se caractérise par sa capacité à faire usage de la raison pour passer au crible l'héritage de la tradition. L'esprit humain par ses propres forces est capable de construire un jugement universellement vrai. L'homme doit donc apprendre à penser par lui-même, à sortir des différentes tutelles qui brident sa pensée et acquérir son autonomie par rapport à tout ce qui lui a été transmis par imprégnation, contrainte, tradition et autorité. Il ne doit tenir aucune chose pour vraie sans l'avoir passée au tamis de sa raison. Le perfectionnement de l'esprit passe par la rupture avec les ténèbres des opinions reçues (opposition à l'ignorance et l'obscurantisme).

2/ Le terme à la fin du 19ème par glissement de sens, se met à désigner un idéal académique de raffinement. Cette distinction (CF. Bourdieu) va devenir le signe de l'accès symbolique à une aristocratie de l'esprit un snobisme qui renforce et parfois concurrence l'aristocratie sociale. La culture devient un enjeu social, signe de noblesse, d'appartenance à une élite. Au moment où les positions sociales cessent d'être déterminées par la naissance, où le capitalisme fait de la réussite économique un puissant facteur d'ascension sociale, au capital économique, s'ajoute un capital culturel plus important encore pour la réussite scolaire des enfants.

3/ En Allemagne se développe un courant autour du Volkgeist (l'esprit du peuple, le génie national) c'est dans la filiation profonde à une tradition que l'homme trouve son meilleur accomplissement. Se cultiver c'est trouver ses racines, la culture est une sorte d'antidote à la raison et au développement de l'esprit critique. L'esprit du peuple imprègne à la fois ma pensée la plus haute et les gestes les plus simples de l'existence. On devient humain en s'enracinant dans la tradition. On cherche la cohésion de la nation du côté d'un attachement sensible à des racines communes, une souche, une ascendance, une culture communes. Les poètes et les juristes reçoivent la mission d'attester l'existence et la force de cette germanité ancestrale.. Les Allemands doivent se révolter contre l'humiliation imposée par une France se réclamant de valeurs universelles afin de mieux justifier une hégémonie culturelle, récusée au nom de la spécificité allemande (cf. Herder).

4/ Au 20ème un lien s'opère entre la culture, génie d'un peuple et le courant culturaliste dans les sciences humaines. Ce sens devient dominant. Par culture, l'anthropologie désigne l'ensemble des modes de vie d'un peuple, l'héritage social que l'individu acquiert de son groupe. C'est cette partie de son milieu que l'homme a lui-même créée. Tout mode de vie en commun est une forme de civilisation, chaque culture est une manière unique et irremplaçable de vivre l'humanité. Sont refusés le découpage et la hiérarchisation de cet héritage. La culture, c'est l'ensemble du mode de vie qui imprègne l'enfant, même dans les formes les plus modestes, c'est un tout et chacun de ses éléments est porteur des valeurs du tout. Pour C. Kluckhohn: " Une modeste casserole est un produit de culture aussi bien qu'une sonate de Beethoven. ". La tradition se donne comme une totalité. Il n'y a pas d'activités plus porteuses que d'autres du sens de la culture, chacune est un vecteur singulier de la culture. Il n'y a pas de productions nobles susceptibles d'être transmises en priorité, de mieux élever l'esprit. Cette conception défend la richesse inestimable du fait qu'il y a de multiples manières d'être homme. Ce qui permet de lutter contre l'ethnocentrisme qui produit dans le champ des connaissances le même nivellement que celui qu'opère le colonialisme dans la réalité géopolitique.. Est ainsi développé le principe de l'égalité des valeurs des cultures ( cf. influence sur les mouvements de décolonisation) Pourtant au nom de cet idéal, on est parfois confronté au refus de toute discrimination dans l'héritage au nom des valeurs nationales perçues comme transcendantes. De l'idée que nous sommes originellement inscrits dans un monde, on passe insensiblement à une idée d'enfermement dans cette origine. La culture universelle est même assimilée à la forme la plus achevée de l'impérialisme occidental. De la revendication d'une identité culturelle, on risque de passer à l'affirmation valorisée d'une stricte clôture protégeant chaque culture et repliant chaque partie de l'humanité sur elle-même.

Comment alors penser l'intégration ?

Deux grandes conceptions de la culture sont utiles pour penser les modalités d'intervention sociales et éducatives dans le champ de l'immigration: l'une dite " d'imprégnation " constitue la trame des existences, la marque de l'origine et de l'identité et s'acquière sans transmission formalisée; l'autre dite " d'acquisition ", renvoie à l'accès à l'universel, à une volonté consciente de se cultiver, d'apprendre, de communiquer, et l'école en est le principal vecteur.

1/ la culture d'imprégnation peut se définir de manière très contre versée comme: l'ensemble des connaissances et des valeurs qui ne font l'objet d'aucun enseignement et que pourtant tout membre d'une communauté connaît. Pour C. Lévi?Strauss: " Chaque homme ressent en fonction de la manière dont il lui est permis ou prescrit de se conduire ". Chaque culture particulière produit ainsi une sorte de moule pour toutes les activités de la vie. C'est P. Bourdieu qui développe le plus ce champ de réflexion par la notion " d'habitus ". Produit de l'histoire l'habitus est une matrice de socialisation. Les conditions d'existence produisent les structures qui sont à leur tour au principe de la perception et de l'appréciation ultérieure. Dans cette conception, l'entrée dans la culture se fait essentiellement par imprégnation sensible. Cet héritage est sédimenté dans les esprits et dans les corps, la culture se " boit " comme le lait maternel, on l'incorpore, on la respire, on s'y enracine. Cette approche souligne le fait que l'homme n'accède pas à son humanité par une démarche d'acquisition rationnelle et contrôlée, mais par un processus inconscient, archaïque ou très précoce. Pour E. Hall, la culture est même un système enraciné dans la biologie et la physiologie de l'organisme, une donnée qui préexisterait à toute forme d'éducation et de rapports sociaux et l'individu ne peut échapper à sa culture d'origine. Cette acception fonctionne bien souvent comme un euphémisme de la race, et rend ambigu le concept d'identité culturelle et problématique toute réflexion sur l'éducation.

2/ Penser l'intégration demande donc de prendre en compte ce que cette culture d'imprégnation désigne mais il faut aussi l'articuler avec la culture d'acquisition pour ne pas oublier que se cultiver relève aussi d'un travail, de transformation de ce qui en l'homme est proprement humain. Cette conception insiste sur la transmission délibérée et volontaire de l'héritage culturel par inculcation. Cette transmission implique un effort d'acquisition (approche de Cicéron, développée par les Lumières), C'est en s'arrachant aux préjugée et à l'autorité de la tradition que l'esprit devient capable d'une approche rigoureuse rationnelle et scientifique de la réalité. Le sujet se constitue par une démarche individuelle et intellectuelle, l'être humain se définit par son pouvoir d'accéder à une universalité. Au niveau collectif cette option implique l'idée d'un contrat social, passé entre individus libres et égaux, capables de faire des choix raisonnés: la vie commune est une série d'adhésions individuelles à un projet commun (cf. Modèle français de la nation). La tradition, le territoire, qui forment et imprègnent les êtres humains, ne permettent pas de fonder sur leurs seules bases une organisation politique commune, surtout pour des pays d'immigration, qui intègrent des individus de traditions et de cultures différentes. Le choix de coexister et d'organiser un avenir commun pour des citoyens égaux en droit apparaît le seul à pouvoir servir de fondement à une communauté politique: la nation. La question culturelle joue à l'évidence un rôle central dans l'intégration des populations issues de l'immigration: les politiques publiques doivent elles favoriser l'acculturation, travailler à l'assimilation ou est il nécessaire de maintenir certaines traditions, enfin, ne doit on pas plutôt se désintéresser de la question, y être indifférent ? Les romantiques insistent sur la tradition et revendiquent l'aspect irrationnel et affectif de cet héritage (exaltation du sentiment d'attachement à une tradition, sans perspective de dépassement raisonné). Les philosophes des Lumières stigmatisent une tradition porteuse de préjugés, d'obscurantisme (exagération du rôle joué par la raison et la volonté), Cette opposition structure et fige le débat sur la culture. Faute de penser la distinction et l'articulation entre culture d'imprégnation et d'acquisition, l'intégration des populations immigrées devient difficile à concevoir. C'est un enjeu social considérable, puisqu'il s'agit au bout du compte des conceptions et pratiques des professionnels de l'éducation et du travail social. La culture d'imprégnation constitue la trame des existences individuelles, elle renvoie aux idées de culture cachée, d'habitus, d'identité culturelle, ce que Schnapper appelle le noyau dur de la culture des immigrés et qui concerne notamment la vie privée. La culture d'acquisition renvoie à l'accès à l'universel, à une volonté consciente de se cultiver, d'apprendre, de communiquer. Elle est la marque du projet des migrants. Aussi, nos sociétés modernes ont tendance à creuser l'écart entre l'identité et l'universalité, entre la tentation du repli sur des racines et la fuite vers un homme mondialisé Pour exister en tant qu'homme , l'être humain a besoin à la fois de racines et de projets, sinon, comme l'écrit Tocqueville: " le passé n'éclairant plus l'avenir, nous marchons dans les ténèbres. ".

Les nations dépassées ?

Les nations historiques sont en Europe le creuset dans lequel se sont forgées les identités collectives et viennent se fondre les vagues d'immigration. Or, plusieurs courants des sciences sociales et de la philosophie contestent que l'idée de nation soit encore opératoire. En regard des 2 conceptions de la culture, acquisition formalisée et imprégnation, se sont développées 2 conceptions de la nation, fortement marquées par la place de la culture dans leur constitution. Dans les 2 cas, l'idée de nation célèbre l'union d'une culture et d'institutions politiques communes.

1/ la nation contrat ou à la française présuppose l'antériorité d'un État dont l'action constante tend à l'homogénéisation culturelle des populations. Dans cette définition, issue de la pensée des Lumières, l'idée est de faire reposer la cohésion de la société sur un accord de ses membres, explicite, et sur une volonté raisonnée. L'idée nationale repose sur le choix des individus, elle est subordonnée à leur intention de vivre ensemble, de s'organiser, d'avoir des lois et une pensée commune. Elle n'est pas un fait naturel, culturel ou social mais politique: c'est l'adhésion à un projet commun qui fonde la nation. Dans cette conception, on ne suppose pas une identité culturelle, on la construit, la culture n'est pas une donnée acquise, mais le résultat d'une éducation. On imagine aisément comment le volontarisme de ce modèle a pu être critiqué: le plus souvent on est français parce qu'on naît de français et non parce qu'on en exprime la volonté.

2/ La nation organique ou à l'allemande postule l'existence d'un peuple originel, et de populations chez lesquelles le sentiment d'identité commune est suffisamment puissant pour tenter de s'unir dans un Etat disposant d'un territoire. Contre la conception politique rationaliste et volontariste des français, l'Allemagne élabore une conception organiciste, fondée sur l'idée de communauté d'un peuple originel, issu d'une même ascendance et partageant la même culture, le même passé. Le Volk allemand s'oppose à la nation française. Le sentiment national est l'instrument culturel qui va permettre de réaliser la coïncidence politique entre culture et territoire, et l'émergence d'un État dont l'unité culturelle a précédé et préparé l'existence. Pour Fustel de Coulanges: " une population ne peut être gouvernée que par des institutions qu'elle accepte librement et ne doit faire partie d'un État que par sa volonté et son consentement libre. ". En fait, toute nation historique combine des traits empruntés à ces 2 conceptions, mais les dominantes restent encore marquées comme le montre la comparaison des droits de la nationalité allemand et français. Le modèle national est interpellé de nos jours à la fois par l'émergence de forces culturelles internes qui souhaitent disposer d'une expression politique, mais aussi par les développements économiques et politiques infra et supra nationaux. Cette appartenance nationale est?elle un obstacle ou un élément nécessaire au développement de sentiments d'appartenance plus larges, en Europe, au monde, à l'humanité ? On peut envisager 3 options pour la construction d'une identité post nationale européenne: une option traditionaliste qui consiste à dégager une unité culturelle européenne, une option moderniste qui cherche à construire un espace culturel homogène en s'appuyant sur les nouvelles technologies de communication et en multipliant les programmes culturels et universitaires transnationaux, une option qui consisterait à disjoindre la dimension culturelle qui reste nationale, de la dimension politique déléguée à une Europe politique, démocratique et constitutionnelle. Ce n'est pas le moindre paradoxe de constater que la nation est une des pièces majeures d'une culture européenne qui semble porter en germe son dépassement ou son dépérissement.

Le monde commun fait l'humain

Y a t il un universel humain ? S'il existe des traits, des éléments communs qui distinguent notre espèce, ces distinctions biologiques ne nous aident pas à penser ce que nous avons de proprement humain. Le paradoxe est que l'humanité se développe toujours dans des inscriptions particulières, société, langue, culture, parfois nation, qui seules sans doute rendent possible l'accès aux autres formes de l'humanité. Ce qu'il y a de " naturel " en l'homme ne le distingue pas des autres animaux. Seul le monde qui nous entoure nous confère notre humanité. Ce monde nous précède et nous survit, il transcende notre vie aussi bien dans le passé que dans l'avenir, c'est ce que nous avons en commun avec nos contemporains, ce qui sont passés et ceux qui viendront après nous. C'est ce monde qu'H. Arendt appelle " le monde commun ". Ce monde n'est pas seulement pour l'homme son environnement, il est matrice de son humanité, le lieu où il se constitue humain. C'est dans la particularité d'une naissance, d'un pays, d'un berceau culturel que se forme l'universel humain. Ce monde commun est régi par des règles. L'élaboration de ces règles constitue une sorte d'acte de naissance de l'humanité. Il y a un interdit fondateur: celui de l'inceste. Un autre interdit primordial et qui fonde la morale et le droit porte sur le meurtre. La création d'un monde commun est bien spécifique à l'espèce humaine. Les normes sociales et morales ont pour conséquence de faire dépendre la vie collective d'un contrat implicite, Notre monde commun politique prend dans les périodes récentes de l'histoire la forme de sociétés?Etats (d'Etats?nations chez nous). Ce monde commun s'appuie aussi sur la création de biens matériels. Par son travail il fabrique un monde qu'il veille à transmettre. Ce monde est raconté, chanté, signifié (récits mythologiques, créations artistiques). Ce monde n'est durable que par la mémoire, c'est l'éducation qui lui donne son existence et sa force. Aucune culture n'enferme l'universel humain, mais chacune y dessine à sa manière un accès. " L'universel est un horizon qui doit être postulé pour exister. ".

Une école dans l'indécision

Une école républicaine, démocrate ou libérale ?

La loi d'orientation de 1989 ne fait pas explicitement référence à cette fonction d'intégration de l'école. Un examen attentif du fonctionnement des établissements peut conduire à douter de la réalité d'une telle mission. Pour B. Charlot, l'école républicaine, égalitaire, libératrice et intégratrice n'a jamais vraiment existé. Ce modèle qui donne un rôle central à l'école dans la production d'une unité politique, autour de valeurs communes et culturelles, autour d'une langue, d'une histoire, de savoirs communs. L'école n'est pas indépendante de la société, elle a une volonté de la maîtriser, de la transformer. L'élève se construit contre son environnement linguistique, social et religieux. Pour les républicains du début de la 3ème république, la " laïque a d'abord était l'école d'un combat politique (contre l'obscurantisme, la réaction ou les illusions révolutionnaires antinationales). Pour les " républicains d'aujourd'hui, ce modèle n'est pas épuisé bien que la réaction et la révolution ne soient plus des menaces pour la république (les voiles islamiques ont succédé aux voiles des religieuses, les Marocains, Portugais et Turcs aux Bretons, Basques, Alsaciens et Provençaux). Les " démocrates " examinent ce modèle " paisible et injuste " d'après F. Dubet. Son principal caractère était de reposer sur un principe accepté de sélection sociale par la naissance (primaire: finalité civique, moralisatrice et maîtrise de savoirs concrets, secondaire : finalité culturelle et d'accès à l'abstraction). Cette école ségrégative bénéficiait d'une forte homogénéité socioculturelle de recrutement entre élèves et professeurs, facilitant l'acceptation de rôles clairement définis. Ces conditions de fonctionnement sont bousculées depuis 30 ans. La sélection sociale a été relayée par une sélection par le mérite scolaire, elle-même conditionnée par l'environnement familial, social et culturel des élèves. Les attentes concernant l'école (performance, réussite, diplôme, emploi) ont explosé, bouleversant les finalités poursuivies, sinon les missions officielles. L'élève a été remplacé par la place centrale faite en pédagogie à la prise en compte de l'hétérogénéité. " Au dogme de l'indifférenciation s'est substituée la différenciation: révolution copernicienne qui a pris de cours plus d'un enseignant ! ". Soucieux de donner aux acteurs culturels une représentation politique, les démocrates insistent sur le fait qu'il faut doter les établissements d'une autonomie renforcée et une capacité réelle de négociation entre parents et enseignants. Les " républicains répondent qu'il s'agit d'un projet socialement risqué, car il repose sur l'hypothèse que l'autonomie des établissements et l'ouverture sur la société sont des facteurs d'intégration, et politiquement dangereux, car il aurait toute chance de saper l'unité nationale et d'augmenter la ségrégation sociale: il s'agirait en fait de négocier les objectifs et contenus de l'enseignement (le reste étant déjà adaptable par les établissements dans le cadre de leur autonomie pédagogique : par exemple, créer un bac 93 au rabais !) ... Le modèle " républicain " souffre d'un certain idéalisme, de beaucoup de volontarisme et d'une certaine rigidité, voire de dogmatisme. Ces 2 modèles scolaires fonctionnent aussi comme des projets politiques. Situés tous deux à gauche, ils sont concurrencés sur leur droite par le modèle libéral de privatisation de l'éducation et un projet d'extrême droite, d'apartheid social et scolaire. L'école d'aujourd'hui est dans l'indécision par rapport à ces projets. L'école républicaine semble tenir bon en maintenant étroitement associées et unifiées l'éducation culturelle et l'éducation politique, en rénovant et revalorisant cette dernière, en contrôlant étroitement programmes et enseignants. L'école démocrate a progressé lorsqu'on a introduit dans les années 80 l'autonomie pédagogique et éducative des établissements (C.A. dominés par les acteurs sociaux, représentants de l'Etat minoritaires). Mais les démocrates ont échoué dans leur volonté de disjoindre le politique et le culturel. L'école libérale est aussi en marche, si l'on observe la montée en puissance des phénomènes de différenciation et de concurrence entre établissements et surtout la manière dont les stratégies familiales de plus en plus élaborées parviennent à contourner la réglementation scolaire. L'existence d'une école privée entièrement financée par l'Etat, mais non soumise à cette réglementation, joue un rôle puissant dans ces évolutions. Une ségrégation ethnique et raciale se met en place dans certaines zones et établissements sous l'action conjuguée de la constitution de ghettos urbains et du non-respect de la sectorisation et au racisme de certains administrateurs et enseignants.

Une école plus " nationale " que " républicaine "

L'originalité de l'école à la française est d'avoir pris la forme d'une éducation nationale. L'école a toujours été pensée par le pouvoir politique comme un moyen pour arriver à ses fins: mieux assurer la cohésion sociale, mieux contrôler le corps social et faire émerger une nation. Ce rôle traditionnel a pris des formes très diverses. Contribue t elle toujours à tisser le lien social ou participe t elle à l'affaiblir ? Luther tente de soustraire les esprits à la tutelle de l'église romaine et la contre-réforme utilise les mêmes armes. En 1833, Guizot crée l'école communale publique pour " arrêter le désordre politique et intellectuel " , l'instruction publique est une des garanties de l'ordre et de la stabilité sociale, l'action de l'école est avant tout politique. Jules Ferry affirme que s'il a promis la neutralité religieuse, il n'a pas promis la neutralité philosophique ou politique. " En morale comme en politique, l'Etat est chez lui ". De même pour l'enseignement technique (pour Astier: si on l'éduque, " le travailleur obéira moins à ses nerfs qu'à son jugement "), en particulier sous Vichy (CFP). L'unification du système éducatif est la grande oeuvre de la 5ème république (inspirée des réflexions politiques des Compagnons de l'Université nouvelle + plan Langevin wallon), pour aller vers une société plus juste et plus démocratique et effacer les classes sociales...

Unification idéologique et développement économique

C'est la même conception des rapports de l'Etat et de la société qui guide les réformateurs de l'école: le rôle du politique est de contrôler, de faire évoluer, de réformer la société, et l'école est un des instruments de cette volonté. A l'instar de la religion, elle peut modeler les esprits, donner au corps social un sentiment d'unité, l'appartenance à la nation qui transcende les différences. Mais cette volonté de tenir ensemble ne va pas jusqu'à une revendication d'égalité sociale: la cohésion sociale est conçue comme l'acceptation par tous de sa condition. C'est une constante de la pensée sur l'évolution de l'école de veiller à ce que les réformes ne perturbent pas trop l'ordre établi. Condorcet jugeait l'inégalité comme " naturelle " devant l'école par la nécessité pour certains de travailler très jeunes. On trouve ce même conservatisme social chez J. Ferry et Langevin wallon l'enseignement de masse ne doit pas pour eux éloigner les meilleurs de ses fils de la classe ouvrière). Les bases de la cohésion sociale ne sont pas qu'idéologiques mais aussi économiques. Sous la 3ème république un accord idéologique a permis le rapprochement de la petite bourgeoisie et des classes populaires autour des valeurs universelles de la République 2 principes universels distincts: la République pour le primaire, la Connaissance pour le secondaire). Après la Libération le consensus social se développe autour d'un accès à l'emploi et d'une promotion sociale pour tous. On assigne alors à l'école le rôle central d'organiser l'accès à la hiérarchie sociale sur la base du mérite scolaire. L'accord idéologique est brisé par la Grande Guerre, les " compagnons " découvrent que l'adhésion partagée aux valeurs universelles de liberté et de justice dissimule de profondes inégalités sociales. L'accord économique est rompu en 1975 par la crise et la fin du plein emploi. L'école qui devait seulement classer et orienter, se met à trier et exclure t l'on voit apparaître une école inégalitaire à l'intérieur même de l'école unique. On assiste aujourd'hui à 2 tentatives de recomposition, en partie illusoire: au plan idéologique, l'unité est recherchée dans une référence à la citoyenneté (mais que signifie une égalité des devoirs qui ne peut se fonder sur la garantie d'une égalité des droits ?), sur le plan économique, l'école doit s'adapter en mettant en place l'alternance (mais sur quoi débouche une multiplication des stages en l'absence de création d'emplois ?). Pourtant, l'école " républicaine " ne fonctionne pas si mal en terme d'intégration: seule l'origine sociale des enfants d'immigrés détermine leurs performances scolaires, le fait d'être étranger jouant plutôt positivement au sein des catégories sociales défavorisées. L'école ne joue plus vraiment le rôle de diffusion d'un lien idéologique socialement consensuel, ni celui d'organisation d'un ordre économique promotionnel pour tous, qui lui ont permis par le passé comme l'instrument incontesté de la cohésion sociale. Un système plus éclaté, mal contrôlé par l'Etat s'est déjà mis en place, dont les cellules de base sont les établissements dont l'autonomie se distingue mal de l'indépendance

Une école fragmentée ?

Trois grands paramètres entrent en jeu dans la production des inégalités scolaires: l'origine sociale, l'inscription géographique de la scolarité, son sexe. L'école n'est pas la cause mais l'instrument de ces inégalités. Il n'en est pas de même devant les maîtres et les établissements: l'effet maître et l'effet établissement, purs produits de la machine scolaire, en rajoutent par rapport aux mécanismes socioculturels (cf. travaux de IREDU). Les processus d'orientation s'ajoutent aux facteurs proprement pédagogiques: à performance scolaire identique, enfants d'ouvriers et de cadres ne sont pas orientés vers les mêmes filières. Au niveau régional et local, on observe parfois de grandes disparités dans la répartition et la gestion des fonds publics (rénovations de locaux qui sont plus en rapport avec des influences politiques que les besoins réels, construction de nouveaux lycées au détriment de l'enseignement professionnel ... ). Les comportements consuméristes des familles concernent de plus en plus les classes populaires. Ajoutés à la conception " libérale " du métier d'enseignant et à la conception managériale des fonctions de chef d'établissement, ils contribuent à l'accroissement et à l'aggravation des situations de ségrégation sociale dans les collèges (dans des quartiers où la population d'origine maghrébine se monte à 50%, la proportion atteint 80 à 90% au collège). C'est de plus en plus une violence scolaire, plus que sociale, qui se diffuse dans les locaux scolaires et qui s'en prend directement à l'école, aux professeurs...

Une école poreuse aux idéologies ?

Les études de la DPE permettent d'avancer une analyse de la manière dont certains courants idéologiques se diffusent dans l'école (questions posées aux enseignants sur les finalités de l'enseignement). L'universel civique républicain s'effondre, surtout chez les instituteurs. On constate aussi la domination de l'universel de connaissance. L'idéologie de la prééminence des savoirs savants, du vrai (éducation morale), du bien (éducation morale), du beau (éducation artistique), du juste (éducation civique), s'étend désormais au primaire. On continue à vouloir développer l'autonomie et on s'attache à faire s'épanouir la nature des élèves alors que le problème est peut-être davantage de leur fournir des cadres de référence et de leur transmettre un héritage culturel nullement assuré par l'environnement. Les idéologies post-modernes récusent toute l'idée d'universalité ou de transcendance axiologique (relative aux valeurs). L'individu est sa totale liberté deviennent les uniques références, l'utilité et la satisfaction de ses désirs les seuls critères de jugement. " Rien ne doit subsister entre la mondialisation de l'économie et la subjectivité privée ", L'école française présente des visages multiples et contradictoires, intégrant ainsi, opérant des ségrégations ailleurs. Elle apparaît comme un curieux mélange. Elle est soumise à 3 exigences, nullement contradictoires. Elle doit à la fois tenir la référence à un patrimoine, diffuser une culture ouverte sur des influences extérieures, et être en contact avec une culture vivante, au contact des créateurs, elle doit être elle-même un lieu de création (cf. Meirieu et M. Guiraud).

Conclusion : L'intégration une exigence éthique

Télécharger deux autres fiches de lecture du même ouvrage : Fiche 1 | Fiche 2

Accueil fiches | Aide | Contact | Haut de page