Prairat Erick
Sanctions et socialisation

 

CHAPITRE I. INDICATIONS SOCIOLOGIQUES.

Il faut distinguer tout d'abord la violence de l'indiscipline ;
" il y a violence intimidation, atteinte physique à autrui, dégradation ou destruction symbolique, physique ou matérielle lorsqu'il y a injure, menace, volontaire de biens " (Ballion). L'indiscipline, quant à elle, est " un comportement moteur ayant pour effet de perturber l'attention ou les activités d'un autre élève " (Medland et Stachnik). Face à ces violences et indisciplines, tous les acteurs de l'école et les parents sont demandeurs de discipline (on évite les établissements à risques). La discipline est " l 'ensemble des dispositifs et des régulations qui sont communément établis en vue de garantir le déroulement normal des activités dans une classe et plus largement dans un établissement. Elle a une dimension instrumentale, car elle permet, elle autorise. Elle tend à faire entrer chaque élève dans une culture de la responsabilité, c'est-à-dire à lui faire sentir puis comprendre que ses actes enferment des conséquences dont il se doit de répondre ". Mais s'il y a indiscipline, c'est parce que les lois qui régissaient le fonctionnement de l'école ne sont plus " reconnues " ; il faut sans arrêt renégocier les règles avant d'aborder le pédagogique. Il n'y a plus de continuité. Et c'est alors que l'on constate l 'apparition du chahut anomique, à bien distinguer du chahut traditionnel ; le traditionnel, " ce sont des transgressions ritualisées, circonscrites dans le temps et dans l'espace, qui témoignent, de manière paradoxale d'une adhésion aux règles qui fondent l'ordre scolaire.(…) C'est une pratique sociale intégratrice qui participe de l'inculcation des normes et des valeurs dominantes, alors que le chahut anomique, désordre diffus et peu ritualisé, témoigne d'une désacralisation des règles.(…) La loi n'est plus appréhendée comme une instance régulatrice ". Les raisons en sont diverses :
1) La crise de l'emploi a fait perdre aux postulants la nécessité de l'obtention de diplômes voire d'un investissement. " Il y a affaiblissement de la valeur instrumentale de l'école, qui produit un décalage entre les contraintes -ce qui est exigé- et ce qu'il est raisonnable d'espérer en termes socioprofessionnels. L'enseignant chahuté y est au titre de représentant d'une institution qui déçoit ". On ne peut plus " s'appuyer contre " l'école et les profs. " Plus l'école s 'adosse à un monde du travail en crise, plus celui-ci la délégitime en retour ".
2) Dans ce monde d'incertitude sociale et de déterminisme, l'échec scolaire prend forme d'échec social définitif. Les jugements de valeur et appréciations des profs sont donc plus perçus comme des sentences finales que comme des sanctions provisoires. Pour résister à ce que l'ado considère comme une agression verbale, il renvoie à l'envoyeur son ascenseur. " L'indiscipline est une manière de survivre psychologiquement à la brutalité symbolique de la sentence scolaire ".
3) Le décalage entre la société de consommation permissive et les contraintes qu'impose l'école, sans savoir si les efforts seront payés en retour contribuent également à décourager nos élèves-consommateurs qui se retrouvent en perte de repères. D 'autant que la dernière décennie s'est accompagnée de ce que M.Fize appelle la " révolution (silencieuse) des mœurs ". On peut désormais négocier à la maison, ce que l'on ne faisait pas autrefois face à l'autorité toute puissante du père. Avec les familles éclatées et les pères " présents/absents ", cette autorité a failli et se trouve donc en opposition avec celle que l'école veut imposer sans discussion.
4) Notre société est en crise de la fonction symbolique. Sumbolon, en grec, est composé de sun (ensemble et en même temps), et de ballein (jeter, lancer). Selon F.Imbert, le symbole est le jet articulé et réglé d'un bolos (projectile). Mais si les projectiles n'ont plus de lien entre eux, ils se percutent et s'entre-détruisent. " La crise de la fonction symbolique est crise du lien, défaut d'articulation. Emiettement des repères, affaiblissement du sens de l'interdit ou perte des effets structurants de l'obligation, nous vivons aujourd'hui un affaiblissement généralisé de tout ce qui nous relie et nous articule, un déficit de sun ". " Dans les années 90, l'école se vit comme une institution menacée dans son projet même d'instruire ".

CHAPITRE II. VARIATIONS SUR UN CONCEPT.

Primitivement, sanctionner -sancire en latin- signifie rendre sacré. Mais la sanction n'a de sens que si elle concerne des êtres perfectibles, inachevés. La sanction ne peut alors être assimilée à un strict dressage ou une fabrication d'habitudes. " Retenons comme premier sens cette idée forte : sanctionner c'est rendre sacré ". Deuxième acception : La sanction est une peine, du latin poena. Poena vient du grec poïné, dont le sens premier est une rançon destinée à racheter une faute, un crime capital. On subit une peine, tandis qu'on inflige un châtiment. Celui-ci a pour fonction de rendre le fautif meilleur en le châtiant (castigare) : rendre bon, chaste, irréprochable. Troisième acception : La sanction est aussi bien punition (poena) que récompense. Mais le sens auquel nous nous attacherons dans cet ouvrage est : " une réaction (d'une personne ou d'une instance) à un comportement qui porte atteinte aux normes, aux valeurs ou aux personnes d'un groupe constitué ". La sanction ne peut être utile que si elle a un sens, y compris symbolique. Elle n'est pas une fin en soi mais doit au contraire servir une fin dans un rapport d'altérité. Un conseil de discipline suivi d'un renvoi n'aura aucun sens s'il n'est pas suivi d'autres mesures pédagogiques. L'institution ne ferait alors que se débarrasser d'un problème sans qu'il soit résolu pour autant. De plus, pour être efficace, la sanction doit " faire éprouver que tout manquement à la règle entraîne un commencement de désocialisation " (René Hubert). Et qu'arrive-t-il lorsque l'on renvoie d'un établissement un élève qui est déjà exclu socialement ?

CHAPITRE III. LE MOMENT HISTORIQUE.

Pourquoi la punition et les châtiments, si nombreux autrefois ? Dans un souci d'efficacité : l'enfant rétif à l'étude doit être encouragé de cette manière. L'ignorance et l'erreur sont des fautes ; il faut les corriger. La punition assure l'ordre au sein d'une classe et permet ainsi de bien travailler avec des esprits dociles. La punition est un instrument pour la formation morale de l'enfant, car l'exhortation et l'exemple ne suffisent pas. Et à ces punitions, on a trouvé tantôt des explications médicales, tantôt juridiques. " L'approche médicinale s'appuie sur une hypothèse métaphysique (le dualisme ontologique âme-corps) et sur une distinction logique (la distinction mal relatif-mal absolu). (…) La punition est à l'âme ce que la médecine est au corps, un remède, c'est-à-dire un mal qui promet du bien ". Au XIXe siècle, l'explication médicale va laisser la place à un discours juridique. " Ce passage de l'un à l'autre peut être référé au souci grandissant d'inscrire des règles visibles dans l'espace scolaire et de réduire l'arbitraire et les excès des éducateurs ". Puis au XXe, c'est la psychologie qui prend le dessus, sans doute un avatar du discours médical, et depuis une bonne dizaine d'années, c'est à nouveau le juridique qui revient en force. On pourrait presque faire un historique des punitions et châtiments, car ils ont évolué avec leur époque ; cependant, il serait tout aussi erroné de ne vouloir les expliquer que par ce seul biais. On remarque toutefois : qu'après l'abolition de la torture dans la procédure de l'aveu, les châtiments corporels sont interdits à l'école. (dès le début du 19e). Lorsque l'emprisonnement devient la forme pénale la plus usitée, le bannissement scolaire connaît son heure de gloire. Aujourd'hui, Ecole et Justice montrent le même intérêt pour les peines d'utilité collective. L'évolution de la sanction a suivi celle de la société et de ses mœurs, de ses mentalités ; on ne punit plus pour les mêmes raisons au 17e et au 20e siècle. Mais depuis Plutarque, il s'est trouvé des hommes pour s'élever contre le caractère arbitraire de cette dernière. On n'accepte une punition que si elle " juste ". Sinon, ce serait laisser libre cours aux sadismes des uns et des autres. La sanction s 'accompagne donc d'une notion de vertu. La sanction, parce qu'elle rentre dans le cadre disciplinaire, sert à l'organisation. " Le régime général de discipline est l'ensemble des règles (régulation juridique), des rituels (régulation sociale), et des dispositifs (régulation pédagogique) qui organisent à la fois la cohabitation des élèves et la planification des tâches scolaires. En ce sens, la discipline n'est pas en position d'extériorité par rapport aux activités intellectuelles. Elle est immanente au domaine où elle s'exerce.(…) L'erreur pédagogiste consiste à résorber la discipline dans la clôture du didactique. (Freinet illustre parfaitement ce point de vue pédagogiste, car il ne cesse de répéter qu'organiser le travail c'est organiser la discipline. L'indiscipline résulte toujours d'une inorganisation pédagogique ou d'un travail inintéressant). En fait, la discipline articule de manière intime, modalités d'apprentissage et formes socialisantes ". Quelles sont les formes de sanction et pourquoi ? La punition expiation ou le corps châtié : le corps est chair au sens chrétien du terme, c'est-à-dire opposé à l'esprit, le siège des instincts et passions. Punir est donc un acte de purification. La punition-signe ou le corps marqué : Le corps est une enveloppe, un parchemin qui garde une empreinte. Punir sert à faire savoir -aux autres-. Punir, c'est dire. La punition exercice ou le corps dressé : Le corps est souple et manipulable et il faut répéter les mêmes gestes pour qu'il se forge, se (re)dresse. Punir, c'est dresser. La punition-bannissement ou le corps évincé : Le corps n'est rien de tout ce que l'on vient de voir, c'est une présence que l'on peut faire apparaître et disparaître à l'envi. En le chassant, on lui retire ses référents, on le prive de sa reconnaissance sociale. " c'est l'arracher d'un groupe qui lui donne sens. Punir, c'est extraire d'un lieu et soustraire d'un groupe. Punir, c'est exclure ". Contrairement à Michel Foucault, nous ne voulons pas nous livrer à une étude anthropologique de la punition, ni savoir ce qu'il conviendrait de faire aujourd'hui à l'école. Il nous paraît plus pertinent de savoir si l'on peut lier la sanction et l'éducation comme Kant liait contrainte et liberté.

CHAPITRE IV. POSITION PHILOSOPHIQUE.

Pour tout un chacun, la peine est forcément liée à la faute. Dans Esquisse d'une morale sans obligation, Jean-Marie Guyau donne trois explications à ce phénomène :
a) l'acte immoral est une atteinte à l'ordre institué ; il est donc une menace pour tous.
b) L'acte immoral montre le mauvais exemple.
c) L'homme étant un animal sociable, il ne supporte pas l'idée du mal, que le mal et les " méchants " triomphent. Et, le droit étant une liberté concrète partagée, si je porte atteinte au droit de l'autre, je me porte automatiquement atteinte également.
Dans ce cas, " celui qui fait mal perd le droit de protester contre le mal qu'on lui fait " (Conche, Fondement de la morale). Mais à quelles fins punit-on vraiment ? Lorsque l'enfant passe de la famille à l'école, il quitte un univers dont il était le nombril et dans lequel il n'avait d'autre raison d'être aimé que parce qu 'il existait. Dans le monde, au contraire, si l'enfant veut se faire reconnaître, il ne lui suffit plus d'être mais il lui faut faire, et surtout faire ses preuves pour montrer qu'il mérite l'attention qu'on lui porte. (toute la différence entre l'inné et l'acquis). Dans ce processus, l'école joue le rôle de " sphère médiane ". " Elle inscrit le mérite dans l'ordre du faire et de la responsabilité ". " En s 'adressant à la raison de l'enfant, l'Ecole crée en lui une distance intérieure et l'affranchit de l'emprise affective " (Martine Luchesi commentant les Textes pédagogiques de Hegel). La famille est un groupe restreint où les normes sont implicites et où les sentiments prédominent, alors que le rapport à la société est beaucoup plus artificiel, construit et repose sur des normes socio-juridiques. Autre différence, le lien à la société s'articule autour d'une histoire et d'un projet, tandis que celui de la famille se fait autour d'un héritage. (privé/public) Dans la famille, l'enfant fait les mêmes choix que les autres, des choix culturels. Lorsqu'il est à l'école, les choix qu'il fera ne seront plus identiques à ceux de ses camarades, il devient un " autre ", un être différent qui se démarque dans la pluralité des points de vue. " On peut marquer l'opposition socialisation familiale/ socialisation scolaire en disant qu'il revient à la famille de promouvoir le lien social et à l'école d'instituer le lien politique ".
Dans l'espace scolaire, la sanction poursuit une triple fin, d'ordre politique, éthique et psychologique. Toutes trois nous semblent d'égale importance.
1) la fin politique : " La sanction vise à rappeler la primauté de la loi et non la prééminence des adultes. Plus généralement, elle manifeste l'importance de l'existence d'un ordre symbolique structurant : le droit ". Le maître fait respecter un ordre auquel il se conforme autant que l'élève, au nom de la cohésion de groupe. Commettre des atteintes à la loi établie pour tous et pour protéger le groupe revient à porter atteinte au groupe entier et menacer sa sécurité. C'est là qu'interviennent les lois et les sanctions, dans le but de protéger la cohésion du groupe. C'est là que se trouve sa fin politique. Mais il faut veiller à ce que cette loi soit juste pour tous.
2) la fin éthique : L'enfant peut et doit se tromper pour faire son apprentissage de la vie. Il a et n'a pas le droit de faire des bêtises ; c'est-à-dire qu'il doit commettre des fautes pour comprendre que ça lui est interdit et qu'il en est le responsable. Elise et Célestin Freinet se demandaient comment l'on pouvait faire comprendre la légitimité d'une punition à un enfant qui n' était pas en âge de percevoir ses responsabilités ; lui expliquer sa faute et le tancer lui fera petit à petit comprendre qu'il est l'auteur de la faute et son éducation à la responsabilisation se fera ainsi. Mais ne rien dire à un enfant qui éprouve sans cesse les murs qu'il y a autour de lui est pire que de le laisser se cogner.
3) la fin psychologique : (cf Freud, Reik et Bergeret). Selon eux, la sanction a une fonction libératrice puisqu'elle permet à l'enfant d'élaborer sa culpabilité. En faisant mal, il se fait mal. L'éducateur doit donc intervenir pour éviter cette déchéance et l'ouvrir à la culture. En ne le faisant pas, l'adulte se décharge de ses responsabilités car il abandonne la sanction aux autres. Il est vrai qu'il est plus facile parfois de dire " oui " que de dire " non ", mais cela signifie que le rapport à l'enfant est affectif, et ne lui permet en rien de se distinguer de la sphère familiale où il était choyé. De plus, la sanction n'est pas là pour effacer une faute mais pour éviter qu'elle ne soit reproduite, y compris par d'autres. La sanction a donc non seulement une valeur répressive mais également préventive puisqu'elle est " précaution ".

LA LOI, LE SUJET ET LA RELATION.

Selon Rousseau, l'enfant ne peut distinguer objectivement ce qui est raisonnable de ce qui ne l'est pas, il faut donc lui apprendre à se soumettre. Mais pour éviter que la contrainte soit trop personnalisée, il faut la rendre impersonnelle, parce qu'elle annonce la loi à laquelle doit se soumettre tout citoyen. " L'enfant doit être éduqué dans la seule dépendance des chose et c'est en faire un homme libre que de lui faire éprouver les limites du possible. L'homme libre ne veut que ce qu'il peut ". La sanction doit changer avec l'âge, puisque l'ado devient raisonnable. C'est le moment de passer avec lui des contrats qui annoncent le contrat social. " La sanction est ouverture, mouvement ouvert à l'élaboration de la loi sociale ou à sa réaffirmation en tant qu'instance qui nous relie ". Pour Kant, éduquer, c'est former le caractère. C'est en se débarrassant de la sauvagerie de tout petit homme qu'on lui forge le caractère à l'aide de discipline, culture, civilité et moralité. Par la discipline on fait taire les penchants sauvages de l'enfant ; on le cultive par la lecture et l'écriture, on le civilise en lui apprenant les bonnes manières, et en dernière étape, on lui apprend la morale. " Par l'éducation morale, l'homme acquiert une valeur relativement à l'espèce toute entière ". Même constat que chez Rousseau, passé un certain âge on n'a plus besoin de recourir au dressage, on peut expliciter à l'enfant le processus d'éducation et donc les sanctions diffèrent. C'est ce qu'il appelle " éducation physique " puis " éducation pratique ". Le travail d 'éducation est achevé lorsque l'individu se soumet tout seul aux lois. " La punition éducative apprend à se soumettre à des lois objectives dans un premier temps, pour ensuite apprendre à obéir à des maximes personnelles, car l'homme n'obéit qu 'à lui-même en tant précisément qu'il est volonté raisonnable ". Durkheim, quant à lui, prêche pour une éducation dissuasive. Même si la faute n'est pas très grave, la sanction peut être disproportionnée puisque l'on ne connaît jamais vraiment le degré d'intensité dans la volonté de nuire de l'enfant, puis parce que la sanction ayant une forte connotation d'exemplarité, cela décourage les autres de commettre tout forfait semblable. Mais chez les trois auteurs cités ci-dessus, " sanctionner, c'est poser la primauté de la loi ". Pour les psychologues, il faut faire attention au sujet, à l'enfant, qui ne doit pas être traumatisé par une punition, mais qui ne doit pas non plus ne pas s'en soucier. C'est là qu'intervient le pédagogue, qui lui aussi a pour mission de ne pas faire de la sanction un acte de vengeance personnelle mais bien un rappel à la loi, aux normes, aux règles de vie en société. " La sanction n'est pas une fin, mais un nouveau départ ".

L'EXIGENCE ETHIQUE

Dans les concepts juridiques, il convient de faire la distinction entre la responsabilité civile et pénale : la responsabilité civile renvoie au dommage causé, c'est-à-dire aux faits propres. la responsabilité pénale renvoie à la violation délibérée de la loi, c'est-à-dire à l'intention de nuire, et ce, quelles qu'en soient les conséquences. Selon Jonas, la responsabilité est une posture éthique. L'homme étant un être doué d'affects, c'est en jouant sur sa peur que l'on arrive à en faire un être responsable, y compris parce qu'il convient de se soucier des générations futures. " Jonas substitue à l'impératif catégorique de Kant l'impératif ontologique qui nous enjoint de garantir l'existence de l'homme, dans le respect de son être tel ". L'éthique éducative est une éthique de la responsabilité.

L'HORIZON POLITIQUE.

La sanction ne peut exister que s'il y a en amont un cadre socialisant. Le but de la socialisation scolaire est de faire du jeune en devenir un homme citoyen. Mais quel citoyen et dans quel cadre ? Si l'on se réfère à la démocratie grecque, " la cité n'est pas gouvernée par des hommes mais par des lois. Le citoyen ne se connaît qu'un seul maître : la loi. Mais pour que la loi soit reconnue, encore faut-il qu'il y ait égalité des citoyens devant cette instance, qu'elle s'applique à tous de la même manière et que la condamnation éventuelle pour transgression soit prononcée par un juge impartial.(…) La vie dans la cité est une vie libre parce que le citoyen est à la fois gouverné et gouvernant, il obéit à des lois qu'il a lui-même élaborées ". La nation : D.Schnapper : " Comme toute unité politique, la nation se définit par sa souveraineté qui s'exerce à l'intérieur, pour intégrer les populations qu'elle inclut, et à l'extérieur, pour s'affirmer en tant que sujet historique dans un ordre mondial fondé sur l'existence et les relations entre nations, unités politiques ". " La nation est une instance souveraine, elle n'est soumise à aucune autorité extérieure, ce qui suppose la territorialité. La construction d'une communauté nationale requiert un territoire délimité par des frontières.(…) La nation affilie des individus non par une procédure d'assimilation culturelle mais par un processus d'intégration politique ". Canivez : " l'identité d'une nation est une identité polémique ". " Dans la mesure où l'allégeance nationale transcende les autres formes d'allégeance (religieuse, linguistique, familiale…), on peut dire de la nation qu'elle est ouverture à l'universel ". L'Etat. " On peut le définir comme un ensemble d'institutions et d'organes qui structurent et donnent forme à une unité politique. (…) Cet ensemble vise d'une part, à assumer la cohésion interne de la nation et, d'autre part, à lui donner une expression dans le concert des nations ". " Dans l'Etat, le pouvoir est institutionnalisé en ce sens qu 'il est transféré de la personne des gouvernants qui n'en ont plus que l'exercice, à l'Etat qui en devient désormais le seul propriétaire ". L'Etat, selon Hobbes, est une garantie contre l'instabilité et les luttes entre les hommes. C'est un facteur de paix et d'ordre. Pour Marx, il a effectivement un rôle de gestion sociale, mais il n'est pas " une réalité spécifique et autonome car il est un prolongement du monde social. Or, dans la mesure où le monde social est divisé et s'affronte autour d'intérêts économiques contradictoires, l'Etat, loin d'être dans une position d'arbitre, ne fait qu'avaliser et camoufler un ordre économique et social qui est fondamentalement inégalitaire ". Néanmoins, " l'Etat est ce par quoi la communauté prend conscience et s'explicite à elle-même ses valeurs, ses problèmes, ses orientations et ses choix. La nation est donc une forme politique qui intègre les individus autour de normes, de valeurs et d'institutions, elle transcende les appartenances particulières par l'adhésion à un projet politique. Il faut encore préciser que la nation moderne est une république, une démocratie, un Etat de droit " La démocratie. Comme Touraine, on peut définir la démocratie selon deux caractéristiques : la reconnaissance officielle de la souveraineté du peuple ; la légitimité des institutions et des élus est subordonnée à l'acquiescement qui leur a été donné. la représentativité des gouvernants : les électeurs doivent se reconnaître dans ceux qui les gouvernent. Simone Goyard-Fabre : "S'il est juste que la démocratie s'adosse à un philosophie libérale qui reconnaît les libertés individuelles et respecte les Droits de l'Homme, un régime politique qui se réclame d'elle ne saurait oublier que l'intérêt général, en politique tout spécialement, doit toujours l'emporter sur les intérêts particuliers sinon la liberté sauvage prépare à brève échéance le retour de l'anarchie ". Il faut enfin distinguer l'Etat de droit de l'Etat légal. L'Etat légal est celui qui s'appuie sur les lois pour gouverner, mais cela peut très bien se produire dans un Etat totalitaire. L'Etat de droit garantit les libertés fondamentales du citoyen, avec séparation des pouvoirs législatif et exécutif. Et le citoyen doit pouvoir contrôler la constitutionnalité d'une loi ou d'un projet.

ETRE CITOYEN.

Dans une nation moderne, qui, d'un point de vue historique est une communauté politique concrète, incarnée sur un territoire donné : Etre citoyen, c'est revendiquer une appartenance et s'approprier l'histoire de cette communauté, ses valeurs civiques. Dans une république qui reconnaît l'intérêt commun sous les traits d'un domaine public. Etre citoyen, c'est marquer son attachement à la chose publique, s'ouvrir à une conscience supranationale qui empêche l'enfermement nationaliste et reconnaît l'amour de l'humanité comme horizon. Dans une démocratie où la seule autorité est celle du peuple souverain. Etre citoyen, c'est reconnaître les règles de fonctionnement qui régulent l'existence d'une société laïque et démocratique. C'est la possibilité de participer aux débats publics et d'assumer des fonctions du même ordre. Dans une nation démocratique qui est un Etat de droit Etre citoyen, c'est reconnaître la primauté de la loi et du droit comme médiation qui garantit le vivre-ensemble et la gestion non-violente des conflits. C'est se reconnaître comme sujet de droit, avec des droits civils et politiques, mais aussi des devoirs.

FORMER LE CITOYEN.

Il est indispensable pour former le citoyen de lui donner déjà l'instruction qui lui permettra de porter un regard critique sur ce qui l'entoure, en faire un être raisonnable et raisonné. La parole est à ce point de vue indispensable. Et l'école a d'autant plus intérêt à former des citoyens que la population se désintéresse du politique, concomitamment à une délégitimation de l'institution scolaire. " On est en train de glisser d'une légitimité institutionnelle vers une légitimité fonctionnelle ". Et dans cette école en perte de légitimité, on assiste à un nombre toujours plus élevé d'incivilités. Peut-être justement parce que la citoyenneté est en recul, car un individu qui a un sens civique se soucie plus de l'intérêt général que de ses intérêts particuliers. Faut-il voir dans cette attitude un manque de valeurs communes ? Selon Heidegger, les valeurs sont " ce vers quoi la réalité humaine se transcende ". Mais aujourd'hui, une des valeurs les plus en vogue étant l'individualisme, les valeurs communes ne peuvent qu'en souffrir. A.Renaut et S.Mesure : " L'appartenance à un monde commun risque d'être rendu toujours plus difficile par le processus d'individualisation des valeurs ". Et cela tend à confirmer les observations faites au collège, où les élèves reconnaissent qu'ils ont une meilleure connaissance des règles et des lois qui régissent la vie de la cité en sortant de l'école, mais ils admettent en parallèle commettre des incivilités sans en avoir aucun remords, les petites infractions ne sont pas pénalisables à leurs yeux. On en arrive donc au constat qu'il existe aujourd'hui deux citoyennetés très différentes l'une de l'autre : La citoyenneté éprouvée, concrète, qui concerne le quotidien des acteurs de la cité ; les transports, le travail, l'habitat, la consommation… Et la citoyenneté politique, beaucoup plus abstraite, mais universelle, et non centrée comme l'autre sur l'immédiat, le local et la proximité de l'individu.

LIEN SOCIAL ET LIEN POLITIQUE.

" C'est à l'école que l'élève doit découvrir et expérimenter la valeur et la nécessité de cet ordre symbolique et structurant qu'est le droit. Former un citoyen, c'est entre autres l'initier à l'intelligence de la chose juridique ". Mais le problème est que le recours au droit est de nos jours exacerbé et exagéré. " On a le droit de ceci, le droit de cela…. " Hannah Arendt : " Crise de l'autorité, crise de confiance. Si le droit connaît un tel succès, c'est peut-être parce qu'il pose à son fondement l'égalité des contractants ". Car le droit " n'est plus seulement le moyen par lequel s'exerce le pouvoir politique, il est aussi le médium par excellence de l'intégration sociale .(…) Il est la forme moderne du lien social puisqu'il n'exige rien d'autre de ses destinataires qu'un comportement conforme aux normes ". Habermas : " Le droit devient un vecteur majeur d'intégration lorsque le monde est culturellement et axiologiquement pluriel ". Les incivilités constituent une attaque au droit, mais avec toutefois une nuance : S.Roché fait remarquer qu'avec les incivilités, " nous ne sommes pas dans le champ de l'illégalité ou de l'interdit juridique mais dans le domaine du mal vu, de l'inconvenance, voire de l'immoralité. Les incivilités sont plus souvent une entorse à l'ordre des conventions ou de la morale qu'une violation du droit et de ses normes. Elles ne sont pas des atteintes à l'ordre public, mais à l'ordre en public ". " Nous ne sommes pas dans le registre des normes juridiques mais dans celui des normes sociales, les incivilités menacent l'ordre en public, précisément dans la mesure où elles sont une dénégation des codes et des rituels communément utilisés.(…) Elles ont aussi anxiogènes parce qu'elles abandonnent les interactions sociales au monde variable et flottant des pulsions, des émotions et des humeurs ". Elles sont donc imprévisibles quant à leur gravité, d'où un sentiment d'insécurité souvent disproportionné par rapport aux faits effectivement constatés. Il serait bon, pour circonscrire ces exactions, qu'un retour à l'ordre moral se produise. Mais pas au sens réactionnaire du terme. Durkheim : " L'effectuation d'un ordre moral n'est motivée ni par la menace, ni par la contrainte, elle ne dépend que du libre décret par lequel le sujet s'oblige. La morale est ce domaine où l'obligation n'est assortie d'aucune peine ". Compte-Sponville : " On se trompe sur la morale, elle n'est pas là d'abord pour punir, pour réprimer, pour condamner. Elle commence, au contraire, là où aucune répression n 'est efficace, là où aucune condamnation, en tout cas extérieure, n'est nécessaire. Elle commence là où nous sommes libres, elle est cette liberté même, quand elle se juge et se condamne ". De même, les rituels, avec toute la valeur intégratrice qu'ils pouvaient contenir, nous font aujourd'hui défaut. Pareil pour le sacré. On ne parle pas du sacré d'ordre religieux, mais de celui qui se réfère à des valeurs séculières d'ordre moral, civique ou relationnel. " La modernité ne se caractérise pas par un effacement mais un déplacement du sacré ". Or, ces deux notions ont leur importance parce qu 'elles ne font pas référence à des actions temporaires ou ponctuelles (même si les rituels venaient effectivement " ponctuer " la vie sociale et laborieuse), mais à un processus à long terme qui s'inscrit dans la durée et constitue par là même une forme d'histoire, de repère, dont manquent justement aujourd'hui nos adolescents.

A retenir : "La nation est une forme politique qui intègre les individus autour de normes, de valeurs et d’institutions, elle transcende les appartenances particulières par l’adhésion à un projet politique. Il faut encore préciser que la nation moderne est une république, une démocratie et un Etat de droit".

République :

Existence d’une communauté d’intérêts gérée au nom de l’intérêt commun, activité qui présuppose une espace propre dont la nature est d’être une espace de délibération, à la différence de l’espace étatique qui est un espace décision. La république appelle la démocratie mais ne l’exige pas. Trois caractéristiques interdépendantes :
* respect des droits fondamentaux,
* la citoyenneté
* la représentativité des dirigeants.

Ces trois caractéristiques permettent de décliner trois grandes formes de démocratie :
* démocratie libérale de type anglais qui met l'accent sur la limitation des pouvoirs de l’état et sur la reconnaissance des droits fondamentaux des personnes,
* démocratie constitutionnaliste de type américian, qui donne une grande importance à la constitution, à la citoyenneté amis aussi aux idées morales et religieuses qui assurent la cohésion et l’intégration au sein de la nation,
* démocratie conflictualiste français qui donne une place prépondérante à la représentativité sociale.

La démocratie française est pluraliste en ce sens qu’elle est soucieuse de voir la pluralité des gouvernés et de leurs intérêts représentés. A la suite de Touraine, nous proposons donc de définir la démocratie par deux caractéristiques :
* reconnaissance officielle de la souveraineté du peuple ; il faut entendre par là que la légitimité des institutions et des élus est subordonnée à l’acquiescement qu’il leur a été donné.
* représentativité des gouvernants. Les électeurs doivent se reconnaître dans ceux qui les gouvernent. L'idée de former un citoyen n’a de sens précisément que dans la perspective d’une intégration démocratique. La démocratie ne peut vivre que grâce à l'investissement et à la mobilisation des citoyens.

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