Gestes répétés, invariables et symboliques, les rites
réfèrent à des pratiques coutumières, présentes et réglées comme des
lois. Souvent à consonances religieuses, les rites entre autres
liturgiques caractérisent les cérémonies de cultes en intégrant
des objets sacrés et une gestuelle cérémonielle, dont lintensité
se mesure par la solennité de lévénement (par exemple le baptême
ou le chant dun hymne national).
La vie est pondérée de rites, aussi souvent profanes que
religieux. Limportance des gestes posés, leur fréquence et lattention
quon y porte, consacrent les gestes et les poétiques en leur adjoignant
un caractère sacré1. Du lever au coucher (rituels de la vie quotidienne),
du printemps à lhiver (rituels calendaires), de lenfance
à la vieillesse (rites de passage), des rituels se vivent, rompant la
monotonie du quotidien, unifiant des gestes en apparence anodins pour
marquer des rythmes au moyen de ces rites qui composent les rituels.
Bizutage, concours, marchandages, anniversaires, mariages, fêtes nationales,
comportent tous des performances symboliques qui légitimisent nos identités
individuelles et de groupes. Tout est réglé, consciemment ou non, et
vécu avec un respect de la tradition qui se renouvelle dans un souci
de continuité.
Ce renouvellement de la tradition nest pas simplement
un phénomène du passé ; on le trouve aujourdhui au coeur
même de nos sociétés capitalistes. Celles-ci se caractérisent par un
matérialisme qui pousse quelquefois jusquau fétichisme, une recomposition
des hiérarchies culturelles, une industrialisation de la culture qui
tend à uniformiser les productions culturelles et à mettre dans le même
moule toutes les pratiques esthétiques2. À ces tendances qui visent
à une " uniformisation massive ", sopposent
cependant des comportements traditionnels et une culture populaire régionale,
" culture faite par et pour le peuple "3. Le peuple
conserve toujours des traits de culture régionale traditionnels dans
leurs contextes familiaux et professionnels ainsi que dans leurs relations
sociales (amis, voisins, etc.). Pourtant, bien que traditionnelles,
ces activités sont en contact permanent avec des productions de masse,
productions réappropriées et réutilisées de manière créative, pour de
multiples usages. La manipulation, laltération et la transformation
de ces produits de la culture de masse par des individus ou des groupes
est au coeur de la dynamique folklorique.
De nos jours, on trouve dans les rituels populaires éclectiques
et postmodernes bien des exemples de métissage entre des formes culturelles
traditionnelles et de nouvelles poétiques culturelles4. Les récentes
études de Rosemary Wells et Tad Tuleja sur les rites liés à la perte
des dents de lait, illustrent bien ce mécanisme. Partant dexemples
historiques, Wells observe que dans de nombreuses cultures on sest
senti suffisamment concerné par la perte de ces dents pour ritualiser
ce phénomène5. Bien que ce rite de passage ait des racines anciennes,
lauteure constate quil est encore très présent dans limagerie
contemporaine et dans la culture de masse. Tuleja, en sappuyant
sur des documents darchives, montre aussi quaux États-Unis,
la télévision et le cinéma ont actualisé et " nationalisé "
le personnage symbolisant ce rituel : la " fée des dents ".
À partir des années 1950, les informateurs confondent, ou dans certains
cas identifient même consciemment cette fée, avec des personnages de
contes comme par exemple " la fée bleue ", le petit
Tinkerbell, Peter Pan ou la bonne sorcière du " Magicien dOz "
6.
De même, dans sa récente étude sur lHalloween, Lesley
Pratt Bannatyne soutient que, comme ses antécédents (le festival celtique
de Sanhaim, les fêtes romaines de Pomone), lHalloween contemporaine
continue à être essentiellement un rite dinversion, " la
seule nuit de lannée où tout est renversé, à commencer par lordre
naturel " ; ceci en dépit du caractère commercial de
la fête, avec ses costumes et friandises à profusion7. Ces costumes,
dailleurs, observe Jack Santino, représentent très fréquemment
des personnages produits par la culture de masse : E. T., madame
Piggy, Superman8. Pour sa part, Gregory P. Stone propose une interprétation
de lHalloween des enfants qui va dans le même sens : les
parents y jouent le rôle de dupes et encouragent leurs enfants à quêter
et manger beaucoup de friandises, allant ici à lencontre des principes
généralement admis9.
La consommation joue aussi un rôle important dans les
festivals. On y trouve de nombreux rituels " autoréférentiels "
qui inventent et légitiment la tradition par le biais dune commercialisation
de " signes ". Ainsi, dans une étude récente et
importante, le folkloriste John D. Dorst étudie un festival de la Pennsylvanie :
" Chadds Ford Days ". Il observe que, même si les
objets artisanaux y sont vendus dans le but de faire des profits, ils
sont comparés et achetés en fonction du code hiérarchique quils
représentent. Plus que des produits, les gens consomment, en fait, un
statut social et " un système dauthenticité "10.
Les articles de ce numéro démontrent la dynamique et la
diversité des rituels populaires. Le premier article fournit un point
dancrage théorique par une évaluation comparée et critique des
perspectives de lethnologie et du programme " détudes
culturelles ", né récemment en Grande-Bretagne, pour létude
de la culture populaire. Identifiant des lieux de complémentarité et
de convergence, Narváez souligne les possibilités demprunts théoriques
et méthodologiques réciproques ainsi que lhumanisme partagé par
lun et lautre domaine dans létude de la culture contemporaine.
Reposant sur des enquêtes systématiques, Kirsti Salmi-Niklander
fait une analyse approfondie des festivals de deux villages finlandais.
Si certains des rituels quelle décrit viennent du répertoire traditionnel,
dautres sont nouveaux, " nés de modèles de la culture
de masse " et " exprimant ladoption de la
culture de masse dans les régions ". La survie de ces festivals
semble être le résultat dune " sélection naturelle ".
Dans le champ du quotidien auquel on associe dabord
les femmes, Francine Saillant, anthropologue et professeure en anthropologie
de la santé à lÉcole des sciences infirmières à lUniversité
Laval, aborde lunivers ethnomédical des familles québécoises francophones
du début du xxe siècle et examine en particulier les savoirs féminins
sur le corps, la santé, la maladie. Elle met en évidence le rôle prépondérant
des femmes dans la transmission orale des recettes de médecine, leur
préparation et leur application, analyse les correspondances entre leurs
activités et le contenu des savoirs ethnomédicaux, et approfondit les
nombreuses relations entre le domaine culinaire et le domaine thérapeutique.
Si la femme a toujours été gardienne du corps et des pratiques
qui sy rapportent, en particulier dans la société traditionnelle,
il a aussi toujours existé des " professionnels "
auxquels on se réfère lors des occasions les plus critiques. Lethnologue
Simonne Dubois, chercheure dans le projet dethnologie urbaine
faisant partie dune entente entre lUniversité Laval et la
ville de Québec, traite de la place du rituel thérapeutique des guérisseurs
de la région de Québec. Elle décrit minutieusement leurs pratiques et
tente dexpliquer leur rôle dans le processus de guérison11.
En rupture avec le quotidien, les pratiques ludiques présentent
elles aussi des rituels qui marquent les manifestations des identités
individuelles et collectives, lesquelles nourrissent les diverses dimensions
de lintégration sociale à un groupe. Marie-France Saint-Laurent,
étudiante au doctorat en ethnologie à lUniversité Laval, privilégie,
pour démontrer ces manifestations, lharmonie musicale populaire.
Elle examine dabord la fanfare comme modèle didentité collective,
puis sattarde à cerner lintensité de la socialisation quelle
favorise.
Sinscrivant dans le domaine de lethnologie
du travail, létude de John Ashton dévoile lintérêt et limportance
des " rituels interactifs " quemploient les
marchands ambulants en Angleterre. Pour réussir leurs ventes à la criée,
ils font usage de tout un arsenal de gestes et de formules langagières.
Ils puisent les règles de leur art à deux sources : le répertoire
des expressions de la tradition orale et les techniques de ventes modernes
nées du commerce industriel. Leur stratégie est toujours à peu prés
la même : convaincre de la qualité élevée et des prix réduits de
la coutellerie, de la poterie, de la verroterie et des tissus ;
objets produits en usine pour une consommation de masse mais vendus
artisanalement12.
Depuis plusieurs années, Gérard Bouchard, rattaché à lUniversité
du Québec à Chicoutimi (UQAC), et directeur du centre de recherche interuniversitaire
(SOREP), sintéresse aux transferts des populations vers des territoires
neufs. Ses recherches, menées dans une perspective denquête comparative,
ont entre autres porté sur différentes coutumes dont celles en rapport
avec les rites de passage. Larticle quil nous présente est
une reconstitution du rituel mortuaire dans la région du Saguenay entre
1860 et 1920-1930 environ. Il poursuit ainsi les objectifs de son grand
objet visant à " faire part des continuités et des ruptures
qui se marquent entre les régions mères et les nouvelles collectivités ".
Pour clore ce numéro thématique, Michael Taft présente
une bibliographie qui peut servir de base à toute étude qui aborde les
rites de passage. Elle témoigne aussi de lintérêt croissant pour
ce domaine détude, notamment en ethnologie.
1. Voir en particulier Erving Goffman,
Interaction Ritual: Essays in Face-to-Face Behavior, Chicago,
Aldine, 1967, p. 47-95 ; Victor W. Turner, Le phénomène rituel,
Paris, PUF, 1990; Terrain, no 8, Paris,
Ministère de la culture et de la communication, Direction du patrimoine,
avril 1967.
2. Sur luniformisation de la culture,
voir le chapitre 4 de Hemlann Bausingers, Folk Culture in a World
of Technology, Bloomington, Indiana University Press, 1990, p. 88-115.
En qui concerne les travaux récents qui soutiennent la thèse
de luniformité dans une perspective politique, voir Herbert L
Schiller, Culture, lnc. : The Corporate Takeover of Public Expression,
New York, Oxford University Press, 1989.
3. Raymond Williams, Keywerds: A Vocabulary
of Culture and Society, London, Fontana, Flamingo, 1976, p. 237.
4. Pour une évaluation favorable de léclectisme
postmoderne voir Jim Collins, Uncomrnon Culture: Popular Culture
and Postmodernism, New York, Routledge, 1989.
5. Rosemary Wells, " The Making
of an Icon: The Tooth Fairy in North American Folklore and Popular Culture ",
Peter Narváez (sous la direction de), The Good People: New Fairylore
Essays, New York, Garland, 1991, p. 426-453.
6. Tad Tuleja, " The Tooth Fairy:
Perspectives in Money and Magic ", Peter Narváez (sous la
direction de), The Good People: NewFairylore Essays, New York,
Garland, 1991, p. 406-425.
7. Lesley Pratt Bannatyne, Halloween:
An American Holiday, An Arnerican History, New York, Facts On File,
1990, p. 158.
8. Jack Santino, " Halloween
in America: Contemporary Customs and Performances ", Western
Folklore, 42 : 1 (1983), p. 1-20.
9. Gregory P. Stone, " Halloween
and the Mass Child ", American Quarterly, 11 :
3 (1959), p. 372379.
10. Jean D. Dorst, The Wrilten Suburô:
An Arnerican Site, An Ethnographic Dilernma, Philadelphia, University
of Pennsylvania Press, 1989, p. 108. Pour des études comparables de
festivals au Canada voir Carole Farber, " High, Healthy and
Happy: Ontario Mythology on Parade ", Frank E. Manning (sous
la direction de), The Celebration of Society: Perspectives on Contemporary
Cultural Perforrnance, Bowling Green, Bowling Green University Popular
Press, 1983, p. 33-50. La construction commerciale du " patrimoine "
en Angleterre est bien étudiée par Robert Hewison, The Heritage Industry:
Britain in a Climate of Decline, Londres, Methuen, 1987.
11. Pour une bonne étude récente en langue
anglaise voir James Kirkland, Holly F. Mathews et al. (sous la direction
de), Herbal and Magical Medicine: Traditional Healing Today, Durham
NC, Duie University Press, 1992.
12. Les pratiques contemporaines de ventes
et de magasinage en Angleterre sont également bien étudiées par Angela
McRobbie, " Second Hand Dresses and the Role of the Ragmarket ",
Angela McRobbie (sous la direction de), Zoo, Suits and Second-Dresses:
An Anthology of Fashion and Music, Boston, Unwin, 1988, p. 23-49.