PARTIE III

L'analyse du contexte social

Sous-titre :

"  L'adulte ne peut, sous prétexte de les éduquer, soumettre les adolescents dont il a la charge à des traumatismes lourds, dangereux pour leur intégrité physique ou psychologique, tels qu'humiliations, obscénités, abus sexuels, maltraitances ou bizutages, mais doit au contraire leur assurer un "espace de sécurité" qui leur permette d'apprendre et de grandir. "

(Philippe Meirieu)

 

Le contexte social est le milieu dans lequel évoluent tous les acteurs du bizutage. La question est de savoir si ce contexte peut, lui-même, être partie prenante, voire source, du bizutage. En effet, trop souvent, la société se montre tolérante vis à vis du bizutage. Il suffit pour s'en convaincre de regarder les sourires des gens quand ils voient des jeunes habillés de manière grotesque dans les rues, leur amusement quand ils achètent des morceaux de papier toilette vendus à vil prix sous couvert de reversement des fonds collectés à des œuvres caritatives ou associatives (AIDS, Téléthon...), le dédain juridictionnel à l'encontre des auteurs du bizutage ayant commis des actes délinquants tombant sous le coup du Code Pénal, le consentement tacite des éducateurs sous couvert d'un "nettoyage des locaux " ou d'un "soyez sages ! ". Les exemples seraient nombreux et variés, une seule question pouvant se poser alors : "quels sont les mécanismes qui expliquent cette tolérance maquillée, celle ci entrant en rupture avec le besoin reconnu, et partagé, de protéger l'individu et la morale dans notre société démocratique et civilisée ?"

Pour apporter les réponses adéquates à cette question, nous serons amenés à aborder deux points dans cette troisième partie : le premier point abordera le 'prétexte de rire' qui permet d'absoudre des conduites manifestement antisociales, le deuxième point se penchera, lui, sur la société qui considère le bizutage comme un 'prix à payer pour qu'un ordre social soit établi et maintenu'.

 

 

Le prétexte du rire

Comme le dit René Devos dans son ouvrage sur le bizutage : " le bizutage banalise ce que la morale récuse et c'est par le rire que la banalisation se forme ". Il se base ainsi sur la formulation Freudienne : " la découverte du pouvoir que nous avons de rendre notre prochain comique nous procure un bénéfice inopiné de plaisir comique et engendre une technique fort raffinée.[...].Il est évident que ces techniques peuvent se mettre au service de tendances hostiles et agressives ".

Ainsi les techniques, et expérimentations diverses, de manipulation de l'esprit et du corps d'autrui peuvent t-elles être totalement absoutes par le 'comique' et le 'ludique' dont se parent les auteurs du bizutage.

Henri Bergson décrit ainsi très bien la caution morale que l'on donne aux auteurs du bizutage lorsque l'on rit des tourments qu'ils infligent à leurs cobayes : " Si franc qu'on le suppose, le rire cache une arrière-pensée d'entente, je dirais presque de complicité, avec d'autres rieurs, réels ou imaginaires " (Henri Bergson, 'le rire', PUF,1983). De surcroît, le rire, en plus de ce coté absolutoire, possède une qualité remarquable qui est de dédramatiser et de banaliser complètement une situation gênante. Par son rire généralisé, tant du point de vue des éducateurs que des passants dans la rue, la société reconnaît le bizutage, le banalise, et le jeune, perdu dans les méandres de la souffrance morale et physique, dans l'incompréhension de ce double langage de la part de la société, dans l'incompréhension du manque de réaction de la part de ceux qu'il considère comme les gardiens de son intégrité, comme les représentants de la morale et du droit, ne peut que se rallier aux repères qu'on lui ordonne de connaître ainsi qu'aux règles qu'on lui ordonne de suivre.

D'enfant persuadé du bien-fondé et de la justesse de la morale et du droit (deux principes prônés par notre société) il est passé à l'état d'adulte connaisseur des principes cachés de notre société, principes de soumission et de domination. Si l'on a rit de lui et de son incapacité à rire sous les coups, s'il a perdu toute illusion et toute admiration envers ces adultes qui ont lâchement laissé faire, comment ne pourrait-il pas reproduire ce modèle sur ceux qui viendront après lui ? Est ce ainsi que l'on pourrait concevoir la structure hiérarchique d'une société ? Est ce le prix à payer pour maintenir un ordre social ?

 

 

Le prix à payer pour établir, et maintenir, un ordre social

Le bizutage peut apparaître aux yeux des éducateurs concernés, et bouleversés par ce phénomène, comme l'échec d'un projet pédagogique humaniste reposant sur la conscience des personnes et sur la reconnaissance de l'humain dans ce qu'il a de plus important : lui-même. Or, le bizutage sacralise cet échec en démontrant que la société, au travers de ses institutions (Armée, Universités, Grandes Ecoles, Lycées...), est incapable d'intégrer ses jeunes dans un large projet de société.

Le bizutage, ancrage d'une pensée totalitaire, étonne par le fait que ses acteurs principaux ont totalement oublié leur brutalité, leur souffrance, ainsi que leurs humiliations, quelques vingt ou trente années plus tard. Mais ce qu'il faut regarder avant tout est ce qu'ont subi ces jeunes et la raison du 'laisser-faire' de la société.

Les dégâts affectifs et psychologiques potentiels constituent le prix à payer pour qu'un ordre social fort et intègre soit construit et perpétué. Le libéralisme et le néolibéralisme sont empreints de cette idéologie du 'prix à payer' et du fait que la fin justifie les moyens. Au travers des souffrances de ses jeunes, la société perpétue un modèle de soumission à l'autorité, de souffrir pour gagner, et de désintérêt de la personne au sens humain du terme. Si le plus grand nombre sort grandi et renforcé des souffrances subies alors ce seront les plus faibles que la société plaindra et blâmera car ils n'auront pas supporté les contraintes et auront dévoilé ce que la société recèle de plus honteux dans le traitement social à grande échelle.

Comme le dit René Devos ('le bizutage', PUF, 1999), " Le vrai et seul combat se trouve dans la concurrence ". Il introduit ainsi le concept de comparaison sociale, concept bien connu des psychologues. En effet nous avons pu voir ce concept au travers de l'analyse du 'bizut' et de son constat d'infériorité et au travers de l'analyse de l'auteur du bizutage et de sa quête de supériorité.

Largement intériorisée par chaque acteur social, la dimension compétitive des rapports sociaux est un fait constant et universel. Malheureusement, comme nous avons pu le remarquer, ses conséquences ne sont pas nécessairement positives. Plusieurs données sont à évoquer à ce propos .

 

Face à une tâche impliquant la concurrence, l'individu infériorisé socialement va chercher à se rendre incomparable et, ainsi, à chercher d'autres critères d'évaluation que ceux retenus et devenir le meilleur face à ces critères. Cela peut, notamment, se retrouver dans la quête de supériorité de l'auteur du bizutage ('ex-bizut'), le bizutage lui apportant le moyen d'abaisser autrui et de se prévaloir comme supérieur.

 

Celle-ci, alliée au désir de se voir accepté socialement, conduit l'individu en quête de reconnaissance sociale, notamment au yeux d'un groupe, à tenter d'apparaître comme étant la norme suprême. Cette démarche peut ainsi se retrouver dans un rejet des normes en vigueur et l'apparition d'un comportement délinquant. Cela peut notamment être rapproché du besoin qu'éprouve le bizuteur de se démarquer de son groupe social, constitué à l'origine par le bizutage et ses rituels.

 

Celui ci ordonne l'environnement de l'acteur social et est crée par lui. Bien que nécessaire il peut être réducteur, simplificateur et source de distorsions. Ainsi vis à vis des similitudes et des différences il tend à les accentuer plus que dans la réalité. Il est ainsi à l'origine des stéréotypes et de la ségrégation. Le système de valeurs et de consensus social est ainsi fortement lié à ces biais ou distorsions et joue donc énormément dans l'assignation d'un objet à une catégorie. C'est notamment le cas de la croyance de l'infériorité des nouveaux arrivants, biais à l'origine du bizutage aux fins d'intégrer de force ces inférieurs au groupe.

 

Dans le cadre de relations de groupe basées sur la concurrence, l'institution d'une représentation dichotomique suffit à créer de la violence ainsi que de la discrimination envers le groupe 'opposé' à son propre groupe d'appartenance. Pour résoudre ces représentations mutuelles négatives on peut instituer la mobilisation d'appartenances croisées, autrement dit l'appel à des caractéristiques d'appartenance commune pour les individus de chaque groupes antagonistes. Cela peut notamment être la découverte des locaux ou autres activités partagées, qui pourront ainsi s'imposer comme palliatif au bizutage et ainsi le faire oublier.

Ainsi le bizutage peut être compris comme la manière de résoudre un conflit de concurrence entre le groupe des arrivants et celui des anciens, mais aussi comme la manière de souder le groupe des arrivants au moyen du partage d'un 'sort commun'.

Toutes ces données et concepts ont été évoqués, et traités, par la psychologie sociale. Ils méritent une attention particulière car les connaître pourrait amener à éviter ces phénomènes de bizutage au profit de processus permettant l'intégration des nouveaux à leur nouveau cadre social. Mais, comme nous avons pu le dire précédemment, ces mécanismes sociaux peuvent tout à fait aller dans le sens (et aider) d'un choix particulier de société, non humaniste certes, mais issu d'une certaine culture que l'on pourrait qualifier de 'libérale' et faisant l'apologie du 'plus fort gagne'.

 

FIN DE LA DERNIERE PARTIE