'L'ancien' ou l'auteur du bizutage

Sous titre : le plaisir de dominer l'emporte sur le désir d'intégrer.

(Jeammet Philippe)

 

Comme nous avons pu le voir en première partie, le bizutage est constitué d'une confrontation entre deux groupes très distincts : d'un coté les nouveaux arrivants dans le contexte (les 'bizuts') de l'autre les auteurs du bizutage (les 'anciens'). C'est à ces derniers que nous allons nous intéresser plus précisément à l'occasion de cette deuxième partie.

Les auteurs du bizutage sont le plus souvent des personnes très socialisées et n'ayant pas connu de problèmes notables de comportement. La question que l'on serait en droit de se poser pourrait alors être la suivante : " comment est-il possible que des personnes, n'ayant pas connu de troubles du comportement notoires, puissent en changer de manière aussi radicale jusqu'à adopter un comportement pouvant aboutir à de la délinquance, et ce, excessivement brutalement ainsi que pour une durée très brève ? "

En effet, au niveau du bizutage, les dérapages sont assez fréquents et peuvent parfois aboutir à des drames, drames commis par des jeunes devenus délinquants en l'espace d'un simple instant.

Quelles pourraient être les réponses à cette question ? S'agit-il d'un problème d'identité sociale au niveau de l'auteur du bizutage ? Ou un processus de groupe serait-il l'instigateur de ces comportements ? Nous distinguons ainsi la fameuse équation de K. Lewin (1951) : le comportement (C) résulte de l'interaction entre la personne (P) et la situation (S) : " C=f(P*S) "  

C'est la raison pour laquelle nous allons étudier le comportement des auteurs du bizutage au travers de deux points : l'un concernera l'auteur du bizutage en lui-même (la personne P), l'autre concernera les influences de ce que nous appellerons le 'groupe mère' (la situation S), appellation que nous utiliserons pour distinguer le groupe d'appartenance de l'auteur du bizutage de l'environnement social, objet de notre troisième partie.

 

Les explications du comportement de l'auteur du bizutage

Durant le bizutage, 'l'ancien' est conduit à faire des choix critiques pendant une période critique, période au cours de laquelle tout va se bousculer autour de lui. Ses décisions vont donc lui apparaître sous la forme d'une sorte de pesée entre les cotés positifs et négatifs des choix qui lui sont proposés. Ainsi le bizuteur entrera dans le schéma bien connu des psychosociologues qu'est la dissonance cognitive.

Cette théorie a été proposée par Festinger en 1957 et, bien qu'objet de nombreuses critiques, elle s'est révélée un objet d'étude privilégié. La théorie peut s'expliquer ainsi : l'individu, en présence de choix qui ne peuvent s'accorder, fera au mieux pour trouver le meilleur compromis. Ainsi il se trouvera dans un état de dissonance cognitive, ayant choisi d'accepter les éléments négatifs d'une situation et de refuser ceux positifs dans les autres situations. Les recherches et expérimentations de Brehm, en 1959, prouvent de surcroît que l'individu, après avoir fait son choix, trouvera l'alternative choisie encore plus attirante qu'à l'origine. Cela peut apparaître étonnant mais c'est là l'un des multiples paradoxes du bizutage : il crée des personnes croyant leurs choix justifiés sur tous les plans, tant de la morale que du droit ou encore de l'amusement. Ces jeunes sont tellement ancrés, inconsciemment, dans leurs erreurs qu'ils sont obligés de croire au bien-fondé de celles-ci. Pourquoi ? Car un moyen pour ces jeunes, ou moins jeunes, de réduire la dissonance qu'ils connaissent est de croire que leurs actions ne sont pas si répréhensibles que cela.

En conséquence, nous pouvons dire que les auteurs du bizutage, sous l'emprise de la dissonance cognitive du fait des choix 'cruciaux' qu'ils ont à faire, deviennent des délinquants en puissance persuadés du bien-fondé de leurs agissements et comportements. Ce qui constitue un obstacle préoccupant dans la lutte contre les mauvais cotés du bizutage. Il faut donc responsabiliser les auteurs du bizutage pour éviter les méfaits de 'l'état agentique'.

Après avoir vu dans quel état d'esprit pouvait se trouver l'auteur du bizutage, nous allons aborder les influences que celui ci peut subir, influences qui peuvent alors constituer les raisons motrices du phénomène puisqu'elles poussent vraisemblablement à la reproduction de celui-ci chaque année (ou à chaque arrivée d'un groupe de 'nouveaux').

 

 

Les influences du 'groupe mère'

L'environnement influe de manière importante sur les comportements en général. Le comportement de l'auteur du bizutage peut-être considéré comme résultant de l'interaction entre les caractéristiques internes de celui-ci et les caractéristiques externes de la situation dans laquelle il se trouve. Dans ce cas de considération, l'analyse du 'groupe mère' (l'environnement social dans lequel évolue l'auteur du bizutage), apparaît essentielle à une meilleure compréhension des mécanismes du bizutage.

Pour commencer cette analyse, j'estime nécessaire de citer Durkheim car il avait fait de la cohésion et du consensus social sa plus grande préoccupation.

Plus les croyances et les pratiques sont définies, moins elles laissent de place aux divergences individuelles. Ce sont des moules uniformes dans lesquels nous coulons uniformément nos idées et nos actions, le consensus est donc aussi parfait que possible ; toutes les consciences vibrent à l'unisson. " Durkheim, 'La division du travail social'

Or, nous savons que l'auteur du bizutage a subi préalablement lui-même un bizutage, ce qui va nous permettre d'aborder la dévalorisation publique et ses conséquences. De surcroît cette personne reproduit par la suite un principe de délinquance, ce qui nous conduira à aborder la supériorité et ses attraits pour l'auteur du bizutage.

 

L'auteur du bizutage, quand il était un nouveau, a lui aussi subi un bizutage lors de son entrée dans son nouvel environnement social. Comme nous avons pu le voir en première partie cela lui a permis de connaître le groupe et de porter allégeance à ses règles. Or nous savons que l'image de soi est d'une importance énorme tant au niveau affectif que cognitif ou comportemental (Baumeister, 1995 ; Martinot, 1996 ; Piolat, 1997). Par conséquent, cette dévalorisation publique entraînera nécessairement une quête de l'identité ainsi qu'une une recherche de valorisation et d'approbation sociale. Cette quête peut ainsi déboucher sur des comportements délinquants ou hors normes (Van Duuren, 1196 ; Di Giacomo, 1997).

Ainsi, le bizutage, par une négation de l'individu au profit du groupe, aura pour conséquence de forcer cet individu, par la suite, à reproduire le même schéma délinquant pour retrouver son identité sociale perdue. Plus le bizutage est fort, plus il assure son avenir car ceux qui l'ont vécu auront besoin de le reproduire pour retrouver une valeur sociale, une image de soi positive. Paradoxalement, ils deviendront, parfois, de vrais délinquants.

 

Lorsque le moment est venu, l'auteur du bizutage se saisit de cette chance qui lui est donnée, enfin, de pouvoir se rassurer psychologiquement, de pouvoir retrouver son estime de soi et une certaine valeur sociale qui lui avait été ôtée par la force et par l'humiliation. Dans ce nouveau groupe, soudé par le bizutage, dans lequel il est connu et reconnu, il lui manque cependant quelque chose que seul le bizutage est en mesure de lui apporter : la supériorité ! D'égal avec les autres il veut devenir supérieur et acteur du groupe, faire partie de la minorité dirigeante, se démarquer et s'affirmer. C'est en effet au travers du regard des autres et de la comparaison entre soi et autrui que se construit l'image de soi. Or un groupe soudé induit que rien ne peut bouger, que rien ne doit bouger. Et pour éviter l'éclatement de ce groupe il doit y avoir une entité dirigeante, entité dont veut faire partie l'auteur du bizutage pour pouvoir finalement dire 'je' ! Pour être en bonne santé mentale son image de soi doit être positive, l'auteur du bizutage doit avoir une valeur propre en tant qu'objet et celle-ci n'est connue que par le 'je', d'où son importance (mesure par 'l'échelle de Rosenberg').

La supériorité semble autoriser une plus grande liberté à diverger. En témoignent les recherches de Sampson en 1966, qui utilisera l'effet autocinétique utilisé par Shérif (1935) dans son étude sur la 'genèse des normes'.

Un individu est placé dans une pièce complètement obscure et doit juger de l'amplitude du mouvement erratique d'une petite source de lumière et, ce, sans aucuns points de repères. Sampson étudiera à partir de ce paradigme la convergence des évaluations de distance. L'un des résultats de cette expérience sera de mettre en évidence que les sujets les plus estimés convergent moins que les autres. Ainsi un statut, une position, socialement positifs autorisent une plus grande différenciation.

D'autres expériences telles que celles de Deschamps (1980) inspirées de celles de Bisseret (1974) montreront que des personnes appartenant à des groupes dominants bénéficieraient d'une identité sociale qui les définirait surtout comme sujet, comparativement aux autres qui auraient une identité sociale les définissant plutôt comme objet.

Nous avons tenté d'expliquer, dans ces deux premières partie, les causes du bizutage d'un point de vue centralisateur sur les acteurs et sur l'environnement immédiat de ceux-ci. Cependant il convient d'étendre cette analyse à l'environnement social dans lequel ils évoluent tous, à savoir la société en elle-même. Nous pourrons ainsi expliquer des enjeux sociaux d'un point de vue plus général et étendre de cette manière notre sujet aux jeux de comparaison et de différenciation sociale.

 

FIN DE LA PARTIE II