Les sources de tensions et de violence à l’école
Avril 2000

Bernard Charlot : La violence augmente alors que ce qu’on appelle l’échec scolaire a diminué. Le pourcentage de jeunes sortis de l’école sans diplôme dépassait 20 % au début des années 70, il se situe autour de 10 % aujourd’hui. Si la violence s’accroît dans les lycées, c’est parce qu’y sont scolarisés des jeunes qui n’y seraient pas entrés autrefois. Ils se retrouvent dans un monde qui leur semble étranger et dont ils ne connaissent ni les repères ni les règles. Il ne s'agit pas seulement d’un problème de socialisation scolaire, mais de la confrontation au savoir. La violence se prépare au jour le jour en classe, dans la banalité de l’acte pédagogique. Que se passe-t-il lorsque des élèves ne comprennent pas ce qui leur est demandé ou qu’on cherche à leur enseigner des choses qui ne font pas sens pour eux ? L’enseignant reprend ses explications, une fois, deux fois, trois fois. Si l’élève reste toujours imperméable, il est difficile d’éluder la question : « Qui est bête ? ». Pour le professeur, la réponse est facile : « C’est l’élève », même s’il se sent personnellement atteint. L’élève se dira soit que le professeur est mauvais, soit que c’est lui qui est nul. Ce qui est en jeu, dans cette vie quotidienne de la classe, c’est la dignité personnelle et professionnelle de chacun – et pour l’élève, l’espoir d’avoir une vie normale plus tard. C’est un enjeu de taille. On comprend que la tension le soit aussi, ainsi que le risque de violence.

Est-ce que la mission de l’école n’est pas également en cause ?

Depuis les années 60, l’école est prise dans le piège du « tout professionnel » : que ce soit pour les parents, les élèves ou les politiques, on estime qu’elle est faite pour trouver un travail plus tard. Dès lors, c’est toute sa vie que l’on y joue. On ne souligne plus qu’elle est aussi, et d’abord, un lieu où l’on peut apprendre des choses que l’on ne peut pas apprendre ailleurs, et trouver des repères permettant de mieux comprendre ce qu’est la vie, qui l’on est soi-même, ce qu'est vivre en commun.

Les phénomènes de peur et d’ethnicisation n’expliquent-ils pas l’éclatement de la violence ?

Les incidents éclatent souvent du fait de dérapages relationnels, soit entre élèves, soit entre élèves et enseignants. Cela commence par un mini-conflit. Puis les protagonistes tentent de conjurer leur peur réciproque en faisant montre d’agressivité. Le ton monte, chacun s’énerve et cela peut aller jusqu’à la violence physique ou l’agression verbale. On en arrive là lorsqu’il ne s’agit plus d’un professionnel face à un élève, mais de deux « je » totalement engagés dans une situation où les émotions cessent d’être régulées. Si l’un des deux ne trouve pas le moyen permettant à chacun de sauver la face, ou si une médiation ne se met pas en place, la situation devient explosive. Par ailleurs, dans des banlieues comme la Seine-Saint-Denis, nous constatons une structuration entre les « eux » et les « nous ». Eux, ce sont les profs, les Français, les blancs et les « bouffons »… Le « bouffon », c’est le bon élève, celui qui « en fait trop » et essaie d’avoir 16 de moyenne. Si le bouffon est noir, c’est un « faux black », c’est-à-dire un blanc. Côté enseignants, c’est le schéma inverse. Les « nous », ce sont les enseignants, les bons élèves ou au moins les élèves tranquilles, en opposition avec les « eux », les autres, les élèves avec qui l’on a des problèmes, et qui sont souvent issus de l’immigration. On assiste à une « ethnicisation » des rapports scolaires.Il y a quelques années, les enseignants parlaient des difficultés des « jeunes d’origine populaire ». Leurs propos évoquent désormais plus ou moins ouvertement des problèmes ethniques. Quand ils disent « avec ces jeunes-là », on sait de qui il s’agit. Il ne s’agit pas de racisme à proprement parler. Ces enseignants constatent simplement que ceux avec qui ils ont des difficultés permanentes sont souvent des jeunes d’origine maghrébine ou africaine et, oubliant que ce sont aussi des jeunes de milieu populaire, ils commencent à décrire et interpréter ces difficultés en termes ethniques. Ce processus d’ethnicisation se retrouve dans les injures entre élèves « sale juif » ou « sale porc » adressées à un « blanc » ou à un copain, ou même à un jeune de la même appartenance. On les entend aussi entre jeunes d’origine maghrébine et jeunes Africains ou jeunes Turcs ou entre jeunes d’origine marocaine ou algérienne. Les rapports de force à l’école tendent de plus en plus à s’exprimer en termes ethniques. Il y a là une véritable bombe à retardement. Si on ne réagit pas très vite, elle risque littéralement de faire flamber l’école.

Quelles sont selon vous les solutions ?

Il en existe plusieurs. En premier lieu le renvoi, non de l’élève, mais du conflit. On connaît le principe : renvoyer à un autre lieu, à un autre moment, souvent à une autre instance, la résolution du conflit. Cela permet de laisser retomber l’émotion et de gérer le conflit à froid. Des médiations sont mises en place dans certains établissements. Les enseignants adeptes de la pédagogie active pratiquent depuis longtemps cette technique plus facile à énoncer qu’à appliquer. Cela suppose que les élèves puissent gérer le conflit par la parole, ce qui est particulièrement difficile pour ceux qui, précisément, sont les plus violents. Cela suppose aussi que les enseignants renoncent à être à la fois juge et partie et prennent du recul. L’élément clé demeure la constitution d’une équipe d’adultes soudée autour d’un chef d’établissement. Partout où la violence est moindre, cette équipe existe. Elle fait front plutôt que d’étaler ses dissensions. On sait également que les établissements de plus de mille élèves, c’est de la folie ! Le fractionnement des très gros établissements permettrait de diminuer les risques de violence. Enfin, on rencontre davantage de difficultés dans les établissements connaissant un plus grand turn-over du personnel. Quand en trois ans, le principal, le principal adjoint, le conseiller principal d’éducation et la moitié des enseignants ont changé alors que les élèves restent au minimum quatre ans au collège, davantage en cas de redoublement, cela est source d’instabilité. Une autre question se pose, relevant de ce que l’on appelle le rapport à la loi. Les collèges et lycées offrent-ils une règle annoncée, visible et vérifiable ? Offrent-ils un système de sanctions clair ou bien l’image d’un monde où tout se négocie, dans un rapport de forces permanent ? Le règlement intérieur est-il une loi de l’établissement applicable à tous ou une série d’obligations qui ne concernent que les élèves ? En matière d’attitudes, il faut des repères ne variant pas selon les adultes de l'établissement, et des lois internes que les adultes s’appliquent aussi à eux-mêmes (s’ils arrivent en retard, par exemple…). Si tout est négociable, le jeune dira toujours que d’autres font ce qu’on lui reproche, sans être punis, et considérera comme injuste que lui le soit.

Peut-on se contenter aujourd’hui de solutions qui n’engagent que l’école ?

Il est évident qu’on ne peut se limiter à des solutions qui n’engagent que l’école. Les solutions à longue portée exigent non pas des plans, mais des projets qui soient à la fois des projets d’école et des projets de société. Il faut une vraie réflexion des hommes politiques et de la société sur l’école. Dire clairement aux enseignants ce que l’on attend d’eux, et leur donner les moyens d’atteindre les objectifs qu’on leur fixe. Mais il est tout aussi évident que la lutte contre la violence engage aussi l’école, dans ses pratiques quotidiennes. La question de la violence, c’est aussi celle de la confrontation quotidienne au savoir, au plaisir d’apprendre. Je n’ai jamais vu un élève allant à l’école avec plaisir et trouvant que cela lui apporte quelque chose sauter à la gorge de son professeur. Les élèves se plaignent beaucoup que l’école, « c’est toujours pareil ». Si l’école était un lieu d’aventure intellectuelle, elle serait moins en proie aux violences.

Propos recueillis par Richard Belfer

Pour en savoir plus :

Violence à l’école, état des savoirs, ouvrage collectif coordonné par Bernard Charlot et Jean-Claude Emin, 1997, éd. Armand Colin.

Le Rapport au savoir en milieu populaire. Une recherche dans les lycées professionnels de banlieue, Bernard Charlot, 1999, éd. Anthropos.

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