La genèse du projet de Piaget

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Né à Neuchâtel (Suisse) le 9 août 1896, Jean Piaget commence sa carrière scientifique à... onze ans. C'est en 1907 qu'il devient famulus du zoologiste Paul Hodet, auteur d'un Catalogue des Mollusques neuchâtelois , et qu'il publie son premier article (sur " un moineau albinos "). De 1911 à 1920, il fait paraître vingt-cinq études de malacologie, où l'on peut voir abordés, à travers les inventaires taxinomiques et comparatifs, quelques problèmes majeurs : fixité de l'espèce et adaptation au milieu extérieur, rétroactivité du milieu sur les formes spécifiques, persistance et transmission des caractères acquis, etc. Cet ensemble de travaux aboutit, en 1921, à la publication de sa thèse de doctorat (en zoologie) : Introduction à la malacologie valaisane.

Entre-temps, Piaget a découvert la philosophie. Il a lu, avec un enthousiasme extrême, L'Évolution créatrice de Bergson, puis certaines oeuvres de William James. Au lycée, puis à l'université, il a suivi les enseignements du logicien Arnold Reymond qui l'ont orienté vers Aristote, les mathématiques et l'épistémologie. Dès 1916, Piaget a choisi de se consacrer à la philosophie, " avec pour but central de concilier la science et les valeurs religieuses ". Deux essais parus sous le titre La Mission de l'Idée (1916) et une sorte de roman très lyrique, Recherche (1918), reflètent les préoccupations à la fois scientifiques et métaphysiques, intellectualistes et sentimentales du jeune homme face aux problèmes du temps ; la science et la foi, la paix et la guerre, le christianisme traditionnel et le socialisme naissant ; mais ces diverses inquiétudes s'inscrivent dans un projet très fortement articulé, qui trace le programme d'une vaste étude du progrès (le progrès biologique aussi bien que le progrès des connaissances) et où l'on trouve déjà marqués les concepts cardinaux qui seront développés, approfondis et précisés à travers tout l'oeuvre ultérieur : l'action comme source de la connaissance, le relativisme génétique et, surtout, la dialectique de l'assimilation et de l'accommodation dans le processus d'équilibration qui assure à la fois le progrès et la stabilité. Quand il publie sa thèse, à vingt-cinq ans, sa problématique de l'évolution dépasse déjà largement celle de l'étude des êtres organisés, qui ne cessera pourtant de le préoccuper. (Quarante-huit ans plus tard, en même temps que la large synthèse Biologie et connaissance où l'on peut suivre le chemin parcouru, Piaget publie une étude de morphogenèse botanique sur des variétés de l'espèce Sedum .) Du point de vue philosophique, Piaget a dépassé l'opposition bergsonienne de l'intelligence et du vivant.

C'est ce dépassement qui le conduit à la psychologie et sans doute dans une double intention : rechercher, à travers l'ontogenèse des conduites, les formes successives d'élaboration de la raison, et se donner ainsi une théorie scientifique de l'instrument même de la connaissance. C'est donc, dès l'origine, en épistémologiste que Piaget a abordé la psychologie de l'enfant. Il a souvent conté qu'il pensait, à l'époque, consacrer quelques années à la psychologie de l'intelligence et revenir ultérieurement à des problèmes de biologie et de théorie de la connaissance. On sait la suite. Mais, pour l'heure, à Zurich où il entreprend des études de psychologie, ni Lipps, ni le psychiatre Bleuler, ni la psychanalyse qui l'attire un moment ne peuvent lui fournir les instruments conceptuels et méthodologiques dont il a besoin. C'est à Paris qu'il élabore peu après la méthode d'analyse, qu'il a, depuis lors, constamment utilisée et perfectionnée. Et il est vraisemblable que, pour cette élaboration, l'influence des épistémologistes comme André Lalande et surtout Léon Brunschvicg a été au moins aussi déterminante que celle des psychologues proprement dits, tels Pierre Janet ou le grand Alfred Binet. Chargé par ce dernier de mettre au point certaines épreuves du fameux test d'intelligence, Piaget s'intéresse en fait à l'" analyse des différents niveaux de la logique des classes et des relations chez l'enfant ", c'est-à-dire aux opérations intellectuelles. Et ce qu'il attend de la psychogenèse, c'est qu'elle lui fournisse, expérimentalement, une embryologie de la raison.

Quand, en 1921, il devient à l'institut J.-J. Rousseau de Genève le principal collaborateur de Claparède, il suit, apparemment, la problèmatique psychologique et psychopédagogique de ce temps. Mais il étudie parallèlement la logique et l'histoire des sciences. Et, à vrai dire, l'analyse de ce qu'on appelait alors la " mentalité enfantine " l'intéresse moins que la genèse des structures logiques fondamentales (inclusion et multiplication des classes, composition des relations, structures d'ordre, etc.) et l'élaboration des catégories de pensée (nombre, espace, temps). Et, pour ne pas laisser de doute quant à ses intentions profondes, c'est dans le Journal de psychologie qu'il fait, en 1924, le compte rendu du livre de Brunschvicg sur la causalité physique ; et l'année suivante il donne aux Archives de psychologie un article qui prend figure d'une déclaration d'intentions : " Psychologie et critique de la connaissance ". Le projet de jeunesse est devenu programme de travail, pour cinquante ans et plus. À Neuchâtel, à Genève, à Lausanne, à la Sorbonne, Piaget enseignera aussi bien la psychologie, la sociologie et l'épistémologie. Mais, si lourdes que soient ses charges universitaires ou ses responsabilités internationales (au B.I.E., Bureau international d'éducation ; à l'U.N.E.S.C.O., etc.), il ne cessera pas un seul jour d'expérimenter, et d'écrire à partir de faits.

Aperçu général sur l'oeuvre

Déploiement continu d'une profonde " intuition " originelle - au sens où Bergson le montre pour Berkeley -, l'oeuvre de Piaget se prête mal à l'analyse chronologique. On se bornera ici à donner quelques points de repère approximatifs.

De 1920 à 1930, quatre ouvrages, souvent traduits et réédités, lui assurent déjà une renommée internationale. C'est bien de la logique de l'enfant qu'il s'agit déjà. Mais Piaget s'attache alors surtout à en montrer les insuffisances ou les inconséquences, imputées à l'égocentrisme (on dirait aujourd'hui : à l'absence d'une structuration opératoire réversible) qui est l'origine commune de ces modalités qu'on retrouvait volontiers, à cette époque, chez le primitif et chez l'enfant (animisme, artificialisme, pensée magique), voire chez le malade mental (autisme de Bleuler). Il poursuit dans le même temps ses travaux de zoologiste, et modifie par exemple les conditions de milieu d'un petit Mollusque, la limnée des étangs, pour expérimenter sur la part qui revient aux formes héréditaires et à l'adaptation (1928-1929). Il n'a pas renoncé non plus aux problèmes axiologiques, et deux plaquettes (1928, 1930) sont consacrées aux problèmes de l'immanence et de la transcendance, de la raison et de la foi. Le Jugement moral chez l'enfant (paru en 1932) se rattache à cette période : on y montre les conditions cognitives de la représentation ou de l'acceptation des normes morales (la faute, le mensonge) ou sociales (règles des jeux), et derechef on y fait les parallèles qui semblent s'imposer avec les " morales primitives " (réalisme moral, évolution de la responsabilité selon le sociologue-anthropologue Paul Fauconnet).

De 1929 à 1939, Piaget, fixé définitivement à Genève, y assure un enseignement d'histoire de la pensée scientifique et la direction du B.I.E. Mais, tandis qu'il consacre à l'éducation diverses publications, la paternité lui apporte un nouveau champ d'expériences. L'observation quotidienne de ses trois enfants, avec d'ingénieux dispositifs (la recherche de l'objet disparu, par exemple), fournit la matière de deux ouvrages, La Naissance de l'intelligence et La Construction du réel chez l'enfant (1936-1937), qui décrivent minutieusement l'évolution de l'intelligence sensorimotrice, de la naissance jusqu'à l'aube du langage et de la représentation. Mais la portée de ces travaux va bien au-delà d'une description détaillée des comportements du bébé. L'" intelligence sensorimotrice " ne se réduit pas en effet à ce qu'il est convenu d'appeler, chez l'animal ou l'enfant, l'intelligence pratique caractérisée par la capacité de résoudre des problèmes nouveaux. Piaget montre au contraire que les grandes " catégories " (l'objet, l'espace, le temps, la causalité) sont préfigurées dans le développement des actions élémentaires, que leur " origine " ne peut être datée et qu'il faut remonter jusqu'à la naissance, que leur élaboration progressive, enfin, se fait selon un processus de structuration générale : le langage algébrique (groupes), la dynamique des régulations compensatoires aboutissant à des états d'équilibre caractérisés par la réversibilité ; bref tous les grands concepts de la psychologie piagétienne sont déjà marqués en ces ouvrages. D'autres matériaux, recueillis dans les mêmes conditions, sur les débuts de la fonction symbolique (jeux, rêves, imitation, débuts du langage) seront publiés un peu plus tard (La Formation du symbole , 1946).

La " grande époque " commence en 1940, quand Piaget succède à Claparède et que l'institution lui fournit, sans doute, avec d'importants moyens de travail, des collaborateurs exceptionnels : Alina Szeminska et Bärbel Inhelder d'abord, bien d'autres ensuite comme Albert Morf ou Vinh Bang. Tandis qu'au laboratoire commence, avec Marc Lambercier, une longue suite d'expériences précises sur l'évolution des perceptions (regroupées en 1961 dans l'ouvrage sur Les Mécanismes perceptifs ), Piaget procède parallèlement à deux ensembles de travaux. D'une part, on examine méthodiquement les différentes notions et les différents domaines opératoires chez l'enfant de 4-5 à 12-14 ans : nombre, espace, temps, vitesse, hasard, etc., qui seront analysés en une dizaine de gros livres, parus de 1941 à 1955. D'autre part, Piaget s'attache à élaborer des modèles formels qu'il expose comme tels en trois livres (1942, sur les " groupements " et la réversibilité ; le Traité de logique en 1949, et son prolongement en 1952). Le système (bien que Piaget récuse ce terme, on ne saurait l'éviter) est en place. En 1947, l'élégant petit livre sur La Psychologie de l'intelligence a fait le point, méthodologique et conceptuel (il convient toutefois de le compléter, pour les développements de la pensée chez l'adolescent, par l'étude sur le hasard parue en 1951 et par celle consacrée à la pensée dite " formelle " parue en 1955). Mais aussi, dès 1950, l'Introduction à l'épistémologie génétique (une introduction en trois volumes, et plus de mille pages !) ouvre à de nouvelles aventures.

En 1955, avec l'appui de la Fondation Rockefeller, Piaget inaugure à Genève un Centre international d'épistémologie génétique, qui devient le lieu de collaborations interdisciplinaires. Aux collaborateurs réguliers de Piaget se joignent, au fil des années, non seulement des psychologues venus de divers horizons, mais aussi des logiciens, mathématiciens, cybernéticiens, physiciens, biologistes, etc., qui procèdent en commun au réexamen et à l'approfondissement des données établies et des thèses avancées dans l'Introduction de 1950. Piaget, " atteint par l'âge de la retraite " en 1971, continua jusqu'à sa mort de diriger ce centre actif et original, où les idées et les faits, la philosophie des sciences et l'observation des enfants se confrontent en un dialogue permanent. De nombreux volumes sont publiés, dont les thèmes portent soit sur des notions spécifiques (le nombre, la fonction, la causalité, le temps, etc.), soit sur des questions d'épistémologie générale (logique et langage, logique et perception, logique et apprentissage, contradiction et prise de conscience, etc.). Les recherches proprement psychologiques n'ont pas été interrompues pour autant. Outre celles qui ont été suscitées par les débats du Centre, Piaget et ses collaborateurs ont continué d'explorer les activités cognitives (Genèse des structures logiques élémentaires , 1959 ; Image mentale , 1966 ; Mémoire , 1968), tandis que se poursuivent des recherches approfondies sur l'apprentissage des structures logiques en simulation expérimentale (avec B. Inhelder) ou sur l'acquisition des structures syntaxiques du langage (avec H. Sinclair). En 1971, à Montréal, Piaget proclamait que la psychologie opératoire (et l'épistémologie génétique) ne fait que commencer.

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