Le déclin de l'Etat-nation et la fin des droits de l'homme
Chapitre V de l'Impérialisme (deuxième partie des Origines du totalitarisme)

H.Arendt –1951

Cette fiche se compose d'une première fiche courte mais très détaillée, puis d'une plus dense intitulée 'réflexions d'autres étudiants'

 

 

 L'introduction de ce chapitre (p. 239-243) pose un fait majeur du XXème siècle : l'émergence de groupes humains privés de droits, tels les migrants qui ne peuvent s'assimiler nulle part, les minorités nationales et les apatrides.

La seconde guerre mondiale a détruit, et ce de manière irréversible, le tissu de relation Européen. Chacun était au sortir de la guerre contre quelqu'un, et surtout contre ses voisins les plus proches. Il ne s'agissait pas de conflits entre la majorité et les différentes minorités qui cohabitaient au sein d'un même État, ni même d'une hostilité entre les différentes minorités, mais d'une hostilité simultanée vis-à-vis de toutes les communautés en présence. Certes ces conflits n'étaient pas nouveaux, mais l'apparition des "sans-patrie" en Europe Centrale et Occidentale allait bouleverser le paysage politique européen. La "dénationalisation" devint une arme puissante. Les mots même des Droits de l'Homme ne devinrent pour ses apatrides et les différents observateurs qu'un idéal sans espoir, voire "une hypocrisie hasardeuse et débile".

La première partie du chapitre (p.243.-270) est consacrée à ces deux derniers groupes.

 Les pages 243-253 examinent la question des minorités nationales en faisant l'historique de la constitution de ces minorités à partir des Traités de paix à l'issue de la première guerre mondiale. L'histoire montre que pour être citoyen, il faut posséder la nationalité de l'État de résidence et que, donc, l'État est devenu au XXème siècle l'instrument de la nation.

Les pages 253-268 concernent les apatrides, ces hommes qui ont perdu leur nationalité "par dénationalisation". Leur existence signe la disparition du traditionnel droit d'asile et signifie la mise hors la loi de résidents en grand nombre.

Les pages 268-270 montrent comment les Juifs ont cumulé la situation de minorité et d'apatrides.

Le dernier paragraphe de la page 270 dresse le bilan de ce parcours historique : l'État-nation est en crise puisque son principe fondateur, qui affirme l'égalité de tous devant la loi, a été bafoué. La loi est devenue un privilège, laissant à l'arbitraire policier tous ceux qui n'en relèvent pas. Ceci est le premier pas vers un régime totalitaire.

La deuxième partie du chapitre (p-271-292) mène l'analyse de la "'complexité des droits de l'homme" à la lumière des faits précédemment rappelés.

Un premier moment (p. 271-286) concerne la mise en crise du fondement des droits de l'homme :

p.271-272 : le XVIIIème siècle en posant des droits inaliénables de l'homme fondés dans la nature même de l'homme, ne voit pas le paradoxe qu'il suscite. L'homme est déclaré seule source de la loi, mais cet homme est tout aussitôt conçu comme membre d'un peuple. La défense des droits de l'homme et l'émancipation des peuples semblent alors ne faire qu'une seule cause.

p. 273-275 : cette "identification des droits de l'homme aux droits des peuples" commence à faire problème quand apparaissent des hommes sans Etat. On découvre alors que les droits supposés être ceux de l'homme comme homme, manquent aux hommes qui ne sont précisément qu'hommes sans appartenir à telle ou telle nation.

p. 276-283 : que perdent alors ceux qui perdent leurs droits civiques ?

- d'abord "la résidence", le droit à une terre (276)
- ensuite "la protection d'un gouvernement", un statut juridique, une existence légale (277-278)
- ceci est le plus dramatique : un homme peut être privé de tel ou tel droit sans que son existence d'homme soit mise en cause (279), mais un homme qui n'existe plus pour la loi, n'existe plus comme homme. La perte fondamentale subie est finalement celle du droit au droit. (279-281)
- cette situation est pire encore que l'esclavage puisque l'esclave, qui ne se voit pas reconnu les droits de l'homme, trouve encore sa place dans la communauté humaine; l'apatride, lui, est exclu de l'humanité. (282-283)

p. 283-286 : le XVIIème siècle avait fondé les droits de l'homme en nature, le XXème siècle ne reconnaît plus à la nature une valeur de fondement. Il manque alors un réfèrent ultime pour asseoir les droits de l'homme. (283-286)

Le deuxième moment (p. 286-292) tire les conséquences de cette analyse :

P-287-288 : les faits donnent raison aux thèses de Burke qui, refusant l'idée abstraite (selon lui) de droits universels, ne reconnaissait que des doits issus de la nation.

P. 289-292 : l'apatride ne dispose que de son existence privée, or la vie politique est en rupture avec la vie privée. En effet, la sphère privée est celle de la singularité différenciée alors que la sphère publique est celle de l'égalité abstraction faite des différences. La vie privée est ressentie comme une menace pour le politique. Un homme réduit à l'état d'homme ne représente que lui-même, il n'existe que comme particulier et est donc nécessairement perçu comme dangereux.

 

Réflexions d'autres étudiants

La "nation des minorités" et les peuples sans État Les Traités de Paix répartissant aux différentes communautés le statut d'État, de minorité ou même d'apatrides furent regardés par les différents peuples " non étatisés ", comme un jeu arbitraire qui octroyait la servitude aux uns et la domination aux autres. L'objectif de ces traités était de conserver le statu quo européen, et par conséquent de laisser aux différents peuples leur autodétermination et leur souveraineté nationale. On se rendit alors compte que l'Europe n'avait, et ce pendant des siècles, pas tenu compte d'au moins 25 % de sa population. Les Traités, loin de changer cette situation, déclarèrent et donc officialisèrent le fait que certaines communautés trop disséminée ou trop peu nombreuses ne pouvaient prétendre à une identité nationale. En conséquence de quoi, les peuples étant privés de gouvernements, furent privés de droits humains. Les dirigeants des Etats-nations savaient parfaitement que ces minorités devaient à plus ou moins long terme être assimilées ou " liquidées ". Les nationalités décidèrent de prendre les choses en main, et se réunirent en "Congrès de l'Organisation des Groupes nationaux des états Européens". Toutes les nationalités, et non pas les seules minorités s'y joignirent. Ce congrès était organisé par deux groupes nationaux présents dans tous les nouveaux États, les Allemands et les juifs. Lorsqu'en 1933 les juifs demandèrent à ce que le décret allemand de traitement des juifs dans le Reich soit abandonné, les allemands protégèrent leur pays. Les juifs quittèrent le congrès qui tomba dans la plus totale insignifiance. Les traités de la SDN exprimèrent ce qui était implicite jusqu'ici, c'est-à-dire que seuls les citoyens nationaux pouvaient bénéficier de la protection des institutions. L'État passa d'instrument de la loi à instrument de la nation, et ce bien avant la montée des totalitarismes. La création d'apatrides, en effet, présuppose une structure d'état qui n'accepte pas d'opposition de quelque nature qu'elle soit. C'est en ce sens que l'on peut dire que ces États étaient en voie vers le totalitarisme. Il semblait alors tout à fait paradoxal que ces pays, défenseurs acharnés des "inaliénables Droits de l'Homme" pour leurs citoyens, les refusent à des membres de communautés minoritaires.

La première grave atteinte portée aux Etats-nations fut la diminution lente de l'acceptation du droit d'asile. Le deuxième grand choc apparut lorsque les différents États-nations se rendirent compte qu'il était à la fois impossible d'assimiler les apatrides qu'ils accueillaient et à la fois impossible de les éliminer. Presque aussi grave que ces dangers nouveaux, il est apparu en Europe un type de comportement idéologique totalement nouveau. Ces hommes allaient jusqu'à abandonner leur nationalité ou leur culture pour aller se battre dans un autre pays pour défendre leur nation accueillante. On ne pouvait ainsi plus dire que les apatrides étaient de nationalité indéterminée, ces nouveaux apatrides conservants de forts liens avec leur nationalité.

L'apatride devint peu à peu un hors-la-loi, dans le sens où la loi ne les comptait plus parmi ses sujets. Les petits délits qu'effectuaient ces individus permettaient aux différentes nations de les rapatrier dans leur pays d'origine, et ce en échange avec d'autres apatrides issus de leur propre État. La Deuxième Guerre Mondiale et les camps de déportation n'étaient pas nécessaires pour montrer aux États-nations que le seul moyen de donner un lieu de vie qui était propre aux apatrides était l'internement, seul " pays " au monde que les États surent offrir aux apatrides. Privé de droit de résidence et de travail, l'apatride devait " évidemment " transgresser continuellement la loi. Ces petits larcins permettaient à la communauté de donner à ces individus une identité. Le statut de criminel permettait aux apatrides d'acquérir des droits et une identité. Un acte criminel était la seule solution de récupérer quelque égalité humaine, et passer ainsi du statut de "lie de la terre" à celui de personne respectable devant être jugée. Cette égalité juridique n'a jamais été remise en cause de peur de dissoudre la nation et amener son peuple à une masse anarchique d'individus sur- et sous-privilégiés. Une seule catégorie d'apatride a échappé à cette déchéance des Droits de l'Homme, les génies, qu'ils soient de nature technologique ou artistique.

Sur la complexité des droits de l'homme La déclaration des Droits de l'Homme annonçait que désormais l'homme, et non plus le commandement de Dieu ou les usages de l'histoire, serait source de la loi. Autrement dit, les droits sociaux et humains étant entrés dans le champ politique, personne ne pouvait garantir que ces droits protégés non plus par les gouvernements et par la constitution mais par les forces sociales, spirituelles et religieuses, seraient préservés de toute dérive. Les Droits de l'Homme étant inaliénables, irréductibles et indéductibles de toute autre loi, ils ne nécessitaient pas d'autorité supérieure pour les établir. L'homme n'apparaît alors plus comme une personne abstraite vivant en dehors de toute communauté, et n'apparaît plus comme un être émancipé et complètement autonome portant sa dignité en lui-même sans référence à un ordre plus vaste et plus global, il devient membre d'un peuple. Le droit des hommes et le droit des peuples s'identifièrent totalement. Le gouvernement garantissant aux communautés ces droits, un peuple apatride, et par conséquent sans représentant ne trouvait plus d'institution prête à les garantir.

Au XVIIIème siècle, les Droits de l'Homme ont été déclaré afin de diminuer le pouvoir de l'État et atténuer l'insécurité sociale due à la révolution industrielle. Tous les êtres humains étaient citoyens d'une certaine forme de communauté politique ; s'ils ne l'étaient pas ils devaient faire en sorte de changer leur constitution afin d'y accéder. Les droits de l'homme se sont vus impossibles à accorder aux apatrides. Le premier droit perdu fut le droit de résidence. Non seulement, ils n'avaient pas de pays, mais ils avaient l'impossibilité d'en trouver un. La seconde perte que les sans-droits subissaient était celle de la protection d'un gouvernement, c'est-à-dire non pas la perte d'un statut juridique dans leur seul pays, mais dans tous. Leur tare n'est pas de ne pas être égaux devant la loi, c'est qu'il n'existe pour eux aucune loi. Être privé des droits de l'homme c'est avant tout être privé d'une place dans le monde qui rende les opinions signifiantes et efficaces. Les droits du citoyen sont beaucoup plus importants que la liberté et la justice ; le droit d'agir est, selon Hannah Arendt, le droit le plus important..

Nous avons alors pris conscience de l'existence d'un droit d'avoir des droits. La perte des droits de l'homme entraîne une perte de la parole, mais également une perte de tout rapport humain. C'est d'une certaine mesure le lot des esclaves. Toutefois, il est à noter que les esclaves ne jouissaient pas de leur liberté mais jouissaient de l'appartenance à une certaine communauté que ne possèdent même pas les apatrides. Ainsi, l'homme peut perdre tous ses fameux Droits de l'Homme sans pour autant perdre sa dignité. Seule la perte d'un système politique l'exclut du reste de l'humanité. A partir du moment où toute partie de la nature peut être détruite par l'homme, on peut considérer que les Droits de l'Homme, qui étaient dus à l'essence même de l'homme, ne sont plus "naturels". L'homme s'est ainsi démarqué de la nature comme il l'avait fait au XVIIème siècle de l'histoire et de la religion. Cette situation nouvelle voudrait dire que c'est l'humanité elle-même qui devrait garantir le droit d'avoir des droits. Ainsi, la restauration des droits nationaux serait le seul moyen de récupérer ses droits humains. Il faut noter que nous ne naissons pas égaux, nous le devenons en tant que membre d'un groupe en vertu de notre décision de nous garantir mutuellement des droits égaux. Les communautés politiques ont toujours cherché à éliminer les différentes minorités ethniques de leur état pour ne pas faire émerger les différences entre les différents individus de la communauté. " Il ne fait aucun doute que partout où la vie publique et sa loi d'égalité seront complètement victorieuses, partout où une civilisation parviendra à éliminer ou à réduire à son degré minimum l'arrière-plan obscur de la différence, elles finiront par se pétrifier et par être punies, si l'on peut dire, pour avoir oublier que l'homme n'est que le maître, et non le créateur du monde." Le paradoxe des Droits de l'Homme est que la non-reconnaissance de droit apparaît au moment même où l'homme se retrouve nu de tout artifice, où il n'est plus qu'un Homme. Ainsi, le danger mortel pour notre civilisation ne vient plus de l'extérieur, mais de l'intérieur même de notre communauté. " Le danger est qu'une civilisation globale, coordonnée à l'échelle universelle, se mette un jour à produire des barbares nés de son propre sein à force d'avoir imposé à des minorités de gens, des conditions de vie, qui en dépit des apparences, sont des conditions de vie de sauvages".

 



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