EDUQUER LE CITOYEN?
P.CANIVEZ - PARIS – 1995

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Cet ouvrage est un ouvrage de synthèse : il reprend un certain nombre de problématiques classiques de la philosophie politique et de la philosophie de l'éducation et rappelle les thèses de référence. Il peut donc être lu comme un manuel donnant une première approche ou un aide-mémoire concernant quelques auteurs canoniques. Mais c'est aussi un texte d'auteur, qui prend parti et s'engage.

 l) LA CITOYENNETE

La citoyenneté est un statut juridique qui définit des droits et devoirs liés à l'appartenance à un Etat. Un premier débat porte sur le rapport de l'Etat à la Société et oppose deux types de conceptions :

- L'Etat est extérieur à la société, soit comme appareil de domination d'une classe sur une autre (marxisme), soit comme instrument de régulation sociale (libéralisme). L'homme est alors d'abord producteur-consommateur avant d'être citoyen (8-11).
Elle insiste sur la liberté des individus ou des communautés.
- L'Etat est l'incarnation d'une idée nationale. Etre citoyen c'est alors se vouloir héritier d'une tradition et d'une culture, et reconnaître l'autorité d'une même loi. (11-16). La citoyenneté ici est l'adhésion à une certaine manière de vivre, de penser ou de croire.

Ces deux conceptions définissent deux modes d'intégration de l'individu à la communauté : par le travail, par l'adhésion à des valeurs.

La société valorise le côté humain, des relation de proximité, dans une même ville ou sur un même lieu de travail. Les individus sont tous dépendants les uns des autres mais les fonctions sociales sont hiérarchisées. L'Etat est le pouvoir qui est au-dessus de la société, qui l'organise. Deux conceptions : - Etat = appareil au service des classes dominantes - Etat = monument de "régulation du social". L'Etat croit simplement fixer les "règles du jeu", c'est-à-dire, garantir par les législations, la propriété et la concurrence.

L'identité nationale On est citoyen par l'adhésion à une certaine culture entendue comme une façon vivre et de penser. La communauté n'est pas à l'origine de l'Etat et de la cohabitation des citoyens. Elle est le résultat (def de l' histoire : la religion chrétienne a été imposée aux francs par Clovis et par son alliance à des fins politiques avec l'Eglise). Une communauté politique se caractérise par deux traits : - les citoyens reconnaissent l'autorité d'une même loi - une communauté politique tient au type de relations que les différentes traditions coexistants dans la communauté ont nouées tout au long de l'histoire. Elle se caractérise par le refus de la violence comme méthode de résolution des conflits.

En régime démocratique, une troisième forme d'intégration est exigée : la participation au débat public. Au delà de l'ambiguïté de la notion, il faut retenir qu'on appelle "démocratie", un mode de gouvernement d'un Etat constitutionnel (ou "de droit" i.e. dont la seule autorité est la loi) qui fait de tous les membres de l'Etat des gouvernants en puissance (17-26). La question de l'ouvrage est "comment éduquer à la citoyenneté en régime démocratique ?"

 La démocratie est la déviation de ce qu'on pourrait appeler l'idéal républicain, la masse a le pouvoir et gouverne dans son propre intérêt qui est celui des pauvres. L'éducation du citoyen doit diffuser cet esprit d'obéissance librement consentie aux lois, et le sens de l'égalité qui lui est lié. L'individu jouit de certains droits parce qu'il s'acquitte de certains devoirs. Le citoyen authentique pour Aristote est celui qui exerce une fonction publique : soit il gouverne, soit il siège au tribunal, soit il participe aux assemblées du peuple. Les citoyens ont une fonction législative.

2) LA DISCIPLINE

L'école est le lieu qui institue la citoyenneté en intégrant l'enfant dans une communauté non biologique où les liens ne sont pas d'affinité, mais définis par une règle générale. C'est la discipline qui doit inculquer le respect de cette règle (27). La discipline est l'habitude de respecter la règle.

Le premier problème soulevé par l'existence de la discipline est de concilier sa nécessité et la liberté de l'enfant : comment donner l'habitude d'obéir sans donner celle de se soumettre ? (28).

- Rousseau, pour éviter la contrainte, pose en idéal un préceptorat privé qui ne soumet l'enfant qu'aux lois naturelles. L'adolescent passera ensuite un contrat pédagogique avec son précepteur qui le protégera des dangers propres à cet âge (28-32).
- Kant, en revanche, voit en la discipline scolaire un instrument nécessaire de l'apprentissage de la citoyenneté : elle enseigne à ne pas se soumettre aux premières impulsions et donne à la pensée le temps de naître. Le maître représente la loi qui doit être la même pour tous (32-39). Les réflexions sur l'éducation de Kant justifient a discipline et l'école, elle-même comme institution, comme des éléments positifs dans l'éducation de l'individu en général, et du citoyen en particulier. L'enfant est un être ignorant et inexpérimenté. L'idée de Kant est que l'école est le lieu d'un dressage dont le but est de dégager, dans la spontanéité des désirs, le temps de la réflexion. Il doit maîtriser ses mouvements spontanés et respecter un ordre en général. L'enfant est soumis à un ordre constitutionnel qui est en fait une loi universelle. Le rôle éducatif du "milieu" scolaire est d'inculquer à l'enfant le sens de l'égalité. l'enfant doit surmonter ses goûts, ses tendances particulières pour respecter des règles universelles et agir d'une manière qui soit admissible par tous. Ce qui définit le rôle social. Le rôle juridique étant celui de la confiance qui s'établit entre le maître et l'élève.
- Foucault a montré comment ce modèle disciplinaire s'est incarné dans les institutions en prenant une forme militaire et a assuré une fonction économique (contrôle des travailleurs) et politique. L'égalité formelle (de droit) prônée par Kant n'existe pas dans les faits (39-44). Cette critique du pouvoir a eu des effets sociaux et pédagogiques (45-47). Il énonce un modèle de discipline qui a une fonction économique que l'on retrouve dans le travail, dans les usines. Par exemple : ils sont censés s'appliquer à leur travail, modeler leur comportement sur celui de la machine. La discipline a une fonction politique : elle permet de contrôler des masses d'hommes importantes, grâce à l'organisation dans laquelle elles sont prévues.

3) L'HABITUS

La discipline pose un second problème : en s'exerçant très tôt, la discipline façonne l'enfant à faire siennes des valeurs qu'il n'est pas en mesure d'examiner. Ces valeurs sont-elles légitimes, universelles ?

-         Protagoras soutenait déjà que l'enfant s'imprégnait des valeurs collectives. Aristote nomme hexis, en latin habitas, les dispositions ainsi acquises et qui deviennent permanentes (49-51).
Après Durkheim, les sociologues ont étudié ces dispositions qui caractérisent une société. Bourdieu insiste sur le fait qu'elles ne caractérisent pas seulement une société, mais aussi, à l'intérieur d'une même société une classe sociale et la distingue des autres.
Le problème surgit là : si les valeurs ne sont pas les mêmes dans toutes les catégories d'une société, le consensus qu'imaginait Protagoras disparaît et l'école devient l'instrument d'une classe dominante pour imposer ses valeurs et sélectionner les élites, assurant ainsi la reproduction de la domination (51-57). Est-il vrai que la société moderne ne connaît plus de valeurs s'imposant à tous ses membres ? (57-58).
-          E.Weil pense que le travail est devenu la valeur commune du monde moderne. Avec lui, sont valorisées l'efficacité et la compétence. C'est le règne de l'autonomie calculatrice : le consensus existe sur la nécessité pour chacun de faire sa place à travers compétition et concurrence. Egalité des chances et mobilité sociale sont des exigences techniques (et non éthiques) issues de la rationalisation du travail : que le meilleur réussisse ! Certes, dans la pratique, la société reste souvent traditionnelle et les hiérarchies se reproduisent, mais l'interdépendance des relations économiques impose de plus en plus les valeurs modernes, et le calcul rationnel doit prendre en compte la cohésion sociale.Les valeurs du monde moderne se sont universalisées : sérieux du travail, recherche d'efficacité, respect de règles communes. Elles forment l'habitus que l'école transmet à tous. Mais ces valeurs rationnelles de calcul ne constituent pas encore la citoyenneté. Elles en sont une condition dans les démocraties modernes où tous les citoyens sont aussi travailleurs.
- Pour Bourdieu, l'habitus est l'incarnation d'une valeur pratique et théorique dans une manière d'être et un style de vie qui sont socialement marqués et qui classent les individus. L'Etat est pour lui un appareil qui permet de reproduire la hiérarchie des classes sociales. L'école impose une certaine conscience de son identité sociale à l'individu, de soin intégrité culturelle ou dignité en classant ses habitudes, ses goûts et ses idées dans une hiérarchie. L'instruction fonctionne comme un principe de sélection puisqu'elle décerne des "certificats de légitimité".

 

4) L'EDUCATION DU JUGEMENT : LE DROIT ET LES DROITS DE L'HOMME

Les deux précédents chapitres examinaient comment éducation et liberté peuvent être compatibles. il faut considérer maintenant la formation de l'aptitude à juger.

Juger consiste d'abord à appliquer une règle générale à un cas particulier. Pour juger, il faut avoir connaissance de la règle, c'est pourquoi les citoyens doivent être informés des lois. Mais les lois des Etats modernes sont établies en références à des normes supérieures qui prétendent à l'universalité et qu'on appelle "Droits de l'Homme". Que vaut ce critère supérieur d'évaluation ? (72-77). Trois types de problèmes se posent :
* Le problème du fondement des droits de l'homme, de leur légitimité (80-86), Les droits de l'homme sont dits "naturels" Cela peut s'entendre en plusieurs sens: -
Au sens classique(grec), la nature de l'homme est sa vocation, ce à quoi il est appelé. Vivre une vie pleinement humaine, c'est alors développer son savoir et son intelligence.- Au sens moderne, la nature de l'homme est le désir de sécurité; le droit fondamental est donc le droit à conserver sa vie.

Dans l'optique kantienne (qui fonde les droits de l'homme), l'homme est essentiellement un être raisonnable, d'où le devoir de respecter en autrui la personne raisonnable (susceptible d'user de sa raison). Les droits sont donc d'abord droits des autres à être reconnus comme hommes par moi, ils instaurent une relation d'égalité de semblable à semblable.

* le problème de la distinction entre droits civils et droits sociaux (86-92),On distingue classiquement deux types de droits : le droit de, droit-liberté qui confère un pouvoir, c'est le droit civil et politique , Le droit à, droit-créance qui est revendication, demande de prestation, c'est le droit social.

La conception libérale de l'Etat ne considère que les premiers, estimant que l'Etat n'a pas à faire le bonheur des hommes ou à intervenir dans la sphère privée. La conception sociale privilégie les seconds, jugeant que les premiers sont de vains mots en l'absence des seconds.

Il est difficile, de fait, de séparer les uns des autres, ainsi le droit à l'éducation est indispensable pour que le droit d'expression ait du sens. Condorcet notait déjà que les droits politiques sont des droits formels sans les droits sociaux. La menace totalitaire, que constitue la prise en compte des droits sociaux, sera éliminée en veillant à la défense de l'Etat de droit.
*   le problème de l'universalité ou de la relativité culturelle des droits de l'homme (92-97) :
Faut-il voir dans les droits de l'homme une valeur culturelle, donc relative à une société donnée ? Cela conduirait à une totale tolérance à l'égard de toute manifestation culturelle contraire à ces droits. Certes, la valeur de la personne n'est pas un fait attestable, c'est précisément une valeur, une norme idéale permettant l'évaluation des pratiques-L'erreur du relativisme ethnologique est de mettre sur le même plan des pratiques culturelles et un principe de jugement qui peut, et doit, être appliqué à la culture qui l'a produit. Les droits de l'homme, en tant que principe éthique, ne définissent pas un mode de vie, un programme d'action, mais sont un principe de jugement.

 

5) L'EDUCATION DU JUGEMENT : LA POLITIQUE ET LA CULTURE

Le chapitre précédent a examiné le jugement critique, qui est formel et décide de la conformité, ou non, du particulier au général. Ce type de jugement ne dit pas positivement ce qu'il convient de faire, quelle décision est à prendre.

Une seconde forme de jugement est dite "politique". Elle détermine ce qui est juste, or cela ne relève pas d'une science. Seule la discussion, le débat politique, permet d'élaborer ce qui est le plus juste dans les circonstances données. Dans les démocraties modernes, tout citoyen participe de droit au débat politique. Pour que ce débat soit réellement démocratique, il faut que la diversité des jugements puisse s'exprimer (d'où le rôle des journaux, syndicats, partis...) et qu'ils s'expriment en fonction de l'intérêt général. Comment former au jugement et au débat politique ? II est relativement aisé de définir ce qui est inacceptable (cf chapitre précédent), mais impossible de fixer un modèle de ce qui est juste parce que chaque décision doit être circonstanciée. Tout ce que peut faire l'éducation est de former à la discussion par la culture (98- III).

 -         Une solide culture générale donne la connaissance des institutions. L'histoire devrait y tenir une place importante parce qu'elle donne à comprendre les problèmes par leur genèse et parce qu'elle cultive le sens de la communauté. L'histoire est, elle-même, un lieu de débats, favorable au développement de l'esprit de discussion. Elle met en dialogue plusieurs mémoires, images de la diversité des tendances qui forment la communauté politique.
-         La fréquentation des oeuvres d'art est un autre élément de formation politique. En effet, le jugement esthétique est à la fois subjectif et ouvert à la discussion. L'oeuvre d'art suscite un plaisir qui n'est pas toujours partagé de fait, mais qui prétend pourtant à l'universalité de droit (cela devrait plaire). Elle ne suscite par une dispute qui serait à trancher par arguments et preuves, mais véritablement à la confrontation des sensibilités. La culture esthétique ne relève pas de la sphère privée de la sensation incommunicable, mais à la sphère publique de la discussion (II 1-123).

 

6) L'ACTION

Deux conceptions de l'action politique sont envisageables, elles n'ont pas les mêmes conséquences concernant la place de l'école dans l'Etat.

-         La théorie d'Hannah Arendt : agir se distingue de fabriquer. Fabriquer est une activité orientée vers la production d'un objet, l'efficacité en est le critère. Agir est, au contraire "un mode d'existence ayant sa finalité en lui-même", c'est une "manière d'être au monde". L'agir humain est caractérisé par la natalité (l'homme vient au monde en un commencement radical) et la pluralité (il vient dans un monde commun). L'agir humain est manifestation publique, alors que la fabrication, comme la vie, peut rester privée (125-129). L'Etat qui permettrait au mieux à cet agir de s'accomplir, serait une République fédérative excluant les partis qui caractérisent les démocraties modernes : tous les citoyens y participeraient effectivement aux décisions politiques (129-130). Dans ce contexte, l'éducation se doit d'être conservatrice i.e. de préserver l'enfant d'une entrée trop rapide dans le monde. Les maîtres ont pour mission d'assurer la mémoire de la civilisation qu'ils transmettent aux nouveaux venus (130- 134).
-         La théorie d'E-Weil : contrairement à Arendt, Weil accorde une finalité à l'action, celle de transformer la société inégalitaire qui réduit les hommes à des travailleurs, en citoyens libres capables de penser la politique (136-139).Le problème politique majeur est de concilier les impératifs sociaux de productivité avec les valeurs de justice : l'Etat doit être une organisation qui empêche la réduction des hommes au rang de choses (producteurs-consommateurs) (140-141). L'éducation a alors nécessairement une dimension politique : d'une part, elle socialise i.e discipline, d'autre part elle permet de penser les règles et de les juger, et c'est à ce niveau qu'apparaît la vraie citoyenneté (141-142). L'action politique peut prendre quatre formes (143-147) :

- constitution d'une opinion publique inorganisée n'exprimant que des intérêts singuliers
- constitution d'une opinion publique structurée autour d'intérêts particuliers (syndicats)
- constitution d'une opinion publique organisée autour de partis
- prise de responsabilités dans un parti ou dans la fonction publique

Dans la logique arendtienne, le politique est sans rapport avec le socio-économique : ce second domaine relevant de strictes compétences techniques. Cela suppose qu'une science préside à la résolution des problèmes de ce domaine. C'est très douteux ( 147-149).

En distinguant discussion et dialogue, Weil permet de définir la tâche de l'école en matière politique : la discussion politique se fait entre institutions et ne produit jamais un accord unanime sur les valeurs en jeu (sinon un accord formel : tout le monde veut la justice, la liberté...). Le dialogue est, en revanche, affaire d'école : il ne vise pas une décision pratique, mais un accord sur les valeurs, il s'interroge sur les principes qui meuvent la discussion politique, et en ce sens éclaire cette dernière.

 

LA CONCLUSION ,

résume la totalité de la démarche en rappelant les principales définitions et distinctions. Elle s'achève sur un plaidoyer pour la démarche philosophique qui consiste à définir un idéal (ici de régime et d'éducation démocratiques) qui, tout en n'étant jamais absolument réalisé dans la réalité, sert de critère d'évaluation de cette réalité.

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